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Récit historique

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D’un trapèze à l’autre


Paris, le 8 janvier 1860

Mon cher cousin,

Bien vite, il faut que je vous conte ma folle équipée boulevard des Filles-du-Calvaire, dans cet endroit que son propriétaire DEJEAN a cru bon de nommer "le cirque Napoléon". Ma voisine, Mme Leperdrot, bien placée pour obtenir des billets de faveur, grâce à la position d’officier de la garde impériale de son époux, a bien voulu m’en céder deux pour faire sa complaisante. Vous connaissez cette personne dont la superbe s’enorgueillit du moindre geste aimable et n’a d’égale que la toilette dont elle se pare pour assister à la grand’messe. Ah, fi donc des glorieuses ! Pour ma part, je ne me suis pas montrée ingrate et je lui ai offert en remerciement un ruban de velours grenat pour orner son chapeau Charlotte Corday.

Notre cousine Alice venait justement de m’apprendre par une courte missive qu’elle séjournait chez les Dulaurier, je lui ai donc proposé de m’accompagner. Vous vous souvenez des Dulaurier dont, le temps d’un été, vous avez courtisé la fille ?

Donc, ce soir-là, il y avait foule au cirque Napoléon. Le programme annonçait Jules Léotard, l’inventeur du trapèze volant. Alice avait préparé son flacon de sels et moi, la gorge étranglée d’émotion, je me demandais déjà si cet être, mi-homme, mi-singe, d’une inconcevable agilité, n’allait pas choir sur nos crinolines.

Ah, mon cousin ! Quel désarroi ! Dans cette créature aérienne, je pensais voir un homme pétulant, tout empreint de malice, et je vis paraître au milieu de la piste un être roide, la mine repentante, contrite, celle qui sied à un séminariste attendant Monseigneur pour lui débiter une série de péchés capitaux. Quelle adorable image de piété, quel bel exemple de modestie nous offre ce phénomène ! Ce toulousain de dix-huit ans, un géant, que l’on dit fort joli garçon, subjugue l’assistance, mais quand il se présente, les pieds posés sur le sol, il semble mal à l’aise dans son maillot qui lui moule le corps sans en révéler aucun des attributs. Tel un albatros, cet homme ne peut marcher sur terre, il est fait pour voler, disparaître dans les nuages … Il avance à pas comptés et se trouve face à moi. Je le détaille mieux. Son sourire est terne, son teint flétri, sa paupière maussade. Seul, son œil s’allume lorsqu’il aperçoit la corde qui va le hisser dans les airs. Un tantinet obséquieux, il salue très bas les spectateurs ainsi que les valets en usent avec leurs maîtres. Prestement, il enroule son pied et d’une main love son corps contre le filin tandis que son autre main, tendue en coupelle, semble quêter quelque monnaie comme un avaricieux. Il salue encore du haut de son perchoir… et tout à coup s’élance, le trapèze est là haut, tout là-haut dans les cintres et Jules Léotard, ayant échappé aux regards du public, retrouve son assurance, s’envole dans les airs, attrape un second trapèze, le quitte pour reprendre le premier. Allant ainsi d’un trapèze à l’autre, avec les pieds, avec les mains, il joue avec nos nerfs et multiplie les contorsions. Il affole les dames, brise les cœurs et toutes voudraient succomber à ses charmes de bel oiseau, mais lui-même raconte "que son papa veille sur sa vertu" [1] et c’est peut-être pour cela que Jules Léotard évolue dans l’espace avec cette surprenante agilité jointe à sa force musculaire que seule une grande continence peut lui conserver.

Par sa souplesse d’échine, voilà un homme qui pourrait tenter de conquérir le pouvoir si, dans son infinie sagesse, le Seigneur n’avait doté cet inconscient d’un petit pois dans la tête pour conforter ses dons de voltigeur. Il redescend, ruisselant de sueur et l’air avantageux s’abîme en révérences. Hélas, là où les autres spectateurs contemplent un acrobate, moi, je découvre un clown.

Recevez mille tendresses de votre cousine.


P.C.C. Denise François




Toulon le 15 janvier 1860

Ma bien chère cousine

Il faut bien reconnaître que vous savez exercer l’art de surprendre avec une habilité que je qualifierais de diabolique si je ne craignais, dans l’élan de cette candeur délicieuse dont vous ne vous êtes jamais départie, que vous n’en informiez aussitôt votre directeur de conscience et que celui-ci ne vous en fasse faire durement pénitence.

Je vous croyais aux Italiens… Voilà que je vous retrouve au cirque. Curieux endroit avouez-le pour une personne de qualité sensée me narrer les épisodes d’une vie parisienne dont mon exil me tient éloigné. Vous avez déserté votre loge et je suis orphelin de ses échos. Au lieu de cela vous me parlez d’acrobates. De deux choses l’une soit il s’agit de votre part d’un dévergondage que je vous passerai bien volontiers si vous me promettez de ne plus recommencer (gardez-vous en bien votre récit est trop drôle) soit il s’agit là d’une accélération de la mode que mon éloignement m’a empêché de saisir. Oui, ce doit être quelques phénomènes de ce genre : les tourbillons dont vous vous étourdissez dans la capitale perdent leur pouvoir d’attraction au fur et à mesure qu’on s’en éloigne. Qu’importe donc, j’en tiens maintenant pour le cirque ! Je serai ici le premier et grâce à vous encore je conduirai la mode. Je m’en vais délaisser les chevilles des ballerines et les gorges rebondies de nos Hortense Schneider de province - oui, je prends dès aujourd’hui la décision ferme et définitive de les abandonner au vulgaire - pour ne plus m’intéresser qu’à la grâce des écuyères et aux muscles déliés des acrobates. Voyez donc sur quel terrain dangereux vous me conduisez, je risque d’y laisser ma réputation. À propos de réputation vous m’avez rappelé avec perfidie le piège dans lequel vous m’aviez poussé en me conduisant un jour chez vos amis Dulaurier. Traîtresse ! Trois jours après ce dîner d’un mortel ennui, vous m’aviez convié à un thé où je me suis retrouvé seul avec ce laideron d’Élise et avec vous dans le rôle du chaperon, les parents par le plus curieux des hasards s’étant esquivés. Je revois encore leurs regards mouillés lorsqu’ils revinrent et qu’ils nous trouvèrent tout trois. Élise alignant ses chapelets de niaiseries, vous ne ménageant pas vos clins d’œil de conspiratrice et moi ayant toutes les peines du monde à étouffer des bâillements qui auraient dû décrocher la mâchoire. Vous avez cru l’affaire faite n’est-ce pas ma cousine et j’aurais même été le plus simplement du monde fait à rat si une bonne âme dont je vous tairai le nom ne m’avait averti que chez les Dulaurier on cherchait depuis quelques temps non seulement à redorer son blason mais surtout à étouffer un scandale causé par le frère de Madame qui avait abandonné femme et enfants pour s’enfuir avec une dompteuse. Vous n’avez jamais dû être au courant, cette peste d’Alice encore moins d’ailleurs, sinon vous n’auriez certainement pas continué à fréquenter ces gens -là. Mais voilà que d’évoquer les dompteuses et les ravages qu’elles font dans les familles bourgeoises, me ramène à votre récit. Il me tarde de voir débarquer votre Léotard. Je n’ose penser aux pâmoisons dont il sera la cause. Ici, nos concitoyens ont l’émotion facile et surtout voyante, Jules Léotard peut donc être assuré de son succès.
Rien en ces lieux ne surpasse le simple effet d’une attitude pour faire s’enflammer les foules. Un geste et c’est l’ovation ! Une pirouette et c’est le délire ! Les hommes rougissent et s’étranglent, les mères s’évanouissent, les jeunes filles en oublient leur réserve et ouvrent tout grands des yeux qu’elles auraient dû garder baissés au lieu de les laisser courir sur les formes à peine voilées par les maillots des gymnastes. Il ne fait aucun doute que lorsque sa tournée l’amènera ici votre Léotard subjuguera les foules méridionales. Il m’étonnerait même qu’il puisse repartir. Un acrobate d’une telle envergure dans notre beau département ne peut qu’être appelé à faire souche. Ici, la foule aime l’insaisissable. Or quoi de plus insaisissable je vous le demande, qu’un trapéziste, cet homme qui sait donner l’illusion d’un corps échappant à l’attraction universelle ! La foule aime, que dis-je vénère les illusionnistes, alors, rendez-vous compte, un illusionniste qui vole, fend la bise, passe d’un bord à l’autre, se retourne, se contourne, fait des pieds et des mains tout cela pour qu’on le voie, qu’on l’admire. Il salue et la foule hurle sa joie. Peu importe s’il tombe, l’albatros blessé ne sera jamais pitoyable : une révérence et il retrouvera son lustre. Dire qu’il n’y a guère que vous et moi pour ne pas être dupes !

Jules Léotard peut donc venir, il trouvera ici peut-être plus qu’ailleurs ce qu’il attend sans qu’il ait à forcer son talent. Aujourd’hui votre trapéziste se produit au Cirque Impérial, rien ne nous dit que dans un avenir plus ou moins proche il ne se produira pas au cirque Républicain ! Alors, ma cousine soyez heureuse, je vais prendre le relais et vanter votre découverte, me faire le Monsieur Loyal de Jules Léotard puisqu’il faut bien lancer les modes, mais de grâce trouvez-vous vite quelque nouvelle toquade, il m’en coûterait de voir cet engouement pour le trapèze et les trapézistes franchir le cap d’une, voire même de plusieurs générations.

Votre très affectionné cousin
Roland de G.


P.c.c.- Roland Greuzat


Article mis en ligne en janvier 2014.

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[1Paris Impérial - Mémoires de Jules Léotard.

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