En musardant sur le terre-plein du boulevard de Belleville qui sépare le vingtième du onzième arrondissement, le chaland constate que le trottoir est percé d’aérations protégées par des grilles. L’ingénieur qui conçut de tels conduits devait avoir forcé sur le jus de raisin fermenté des hauteurs de Montmartre, quand les vignerons fournissaient en piquette les estaminets d’alentour. En effet, les ouvertures qui parsèment le parcours du métropolitain depuis l’ancienne place du Combat, aujourd’hui place du colonel Fabien, jusqu’à la station Couronnes sont de tailles différentes et ne suivent pas la partie médiane du trottoir central. On les dirait semées au hasard. C’est un peu ce qui s’est passé.
Dans la nuit du 29 au 30 juillet 1916, vers 22 heures, les pompiers chargés de la défense contre les aéronefs sonnent l’alerte. Toutes les lumières sont camouflées. Une formidable explosion secoue le quartier : 17 bombes sont lâchées par un zeppelin, ballon dirigeable allemand caché par la brume vespérale et viennent exploser sur les rues de Ménilmontant, du Télégraphe, Pelleport et sur le boulevard de Belleville. La voûte du métro de la ligne numéro 2 est éventrée et la glace du café la Vielleuse est fendue et parsemée d’éclats. Sept ans de malheur ! 26 personnes sont tuées et 32 blessés sont emportés à l’hôpital militaire Villemin. Le 31 janvier, à la première séance de la Chambre des Députés, le gouvernement est interpellé : "Que fait notre aviation ? Pourquoi entretenir au Bourget une escadrille de protection ? Comment se fait-il que l’alerte ait été donnée trop tard, samedi ?" Le président Poincaré se rend au chevet des blessés. Le conseil municipal de Paris accorde une aide de 20 000 fr. à répartir entre les familles éprouvées et offre, plutôt qu’un logement aux survivants, une concession perpétuelle au cimetière du Père-Lachaise pour la sépulture des victimes décédées. C’est plus petit et c’est moins cher.
Le 7 janvier les obsèques sont grandioses. Monseigneur Amette, archevêque de Paris, prononce l’allocution au service religieux à Notre-Dame de la Croix. Le cortège s’ébranle, mené par Madame Poincaré et les ministres Cochin et Malvy, pour suivre le boulevard de Ménilmontant et l’avenue Gambetta et gagner la mairie du 20e arrondissement voilée de noir. Le maire Karcher, le président du conseil de Paris Mithouard et le ministre Malvy s’enflamment dans des discours patriotiques. La foule immense du peuple parisien conduit, en silence, ses habitants jusqu’au cimetière. Qui se souvient seulement du nom d’une seule des 26 victimes ?
Un an plus tard, en mars 1918, une attaque aérienne de soixante Gothas à croix noires jette une pluie de bombes sur Paris. La panique précipite une population affolée dans les stations de métro transformées en abris précaires. 66 personnes (7 hommes, 29 femmes, 30 enfants) périssent étouffées et piétinées dans l’escalier de la station Bolivar. La glace fendue de la Vielleuse est encore visible au fond du café refait de neuf. Les grilles couvertes d’immondices couvrent les trous ménagés par les bombes et judicieusement transformés en bouches d’aération par la C.M.P. (Compagnie du Métropolitain de Paris), le marbre de la tombe des victimes n’est plus fleuri depuis longtemps. Ingratitude des hommes et usure du temps.
Jean-François Decraene
Nous remercions M. Yves Joly pour le prêt de ses cartes postales.
Article mis en ligne en 2010 par Mr Antoine Seck, collaborateur à La Ville des Gens. Actualisé en janvier 2014.
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