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Récit historique

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Encore une histoire d’eau


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Paris, ce 5 Juillet 1867

Ma chère cousine,

Vous me faites reproche de ne vous écrire que deux fois l’an. À la suite de mes longs silences, dites-vous, votre sérénité vous abandonne et j’en suis bien marrie. Il est dommage que votre amie de cœur, Melle Christine D. ne s’éloigne jamais. Vous recevriez tous les jours un billet parfumé à la bergamote portant sa signature. Voilà une personne qui possède le style et le tour de phrase que vous appréciez, et assez de temps pour le consacrer à des futilités. Tandis que moi, ma bonne, je suis tout simplement débordée. Quel bonheur est le vôtre de rester dans l’ignorance des ennuis que nous rencontrons quotidiennement, nous, les propriétaires d’immeubles de rapport. Vous n’imaginez pas quel tourment est le nôtre. Les locataires chipotent et discutent de tout, rejettent les charges que nous subissons et que nous reportons sur eux. Ils se mettent en tête que nous gagnons de l’argent sur leur dos. Quelle ingratitude envers ceux qui leur fournissent un toit !

Pourtant, au risque de subir au grand jour vos sarcasmes, car je sais qu’en privé vous me prêtez un esprit de rébellion et m’accusez en vous moquant d’avoir des complaisances pour les tâcherons, je ne crains pas de vous affirmer que dans la plaine Monceau, les termes sont ce que les bourgeois redoutent le plus. Il faut leur présenter plusieurs fois les quittances avant qu’ils ne les règlent. Ils paient selon leur fantaisie, à la longue c’est usant. D’ailleurs, j’ai accumulé bon nombre de créances dont ils souffriront d’ici peu. En revanche, dans la population de Belleville je ne rencontre pas tous les ennuis qu’il me faut affronter chez mes locataires des beaux quartiers. Les ouvriers, si prompts à la révolte ne renâclent que pour la forme quand il s’agit d’acquitter leur loyer.

JPEG - 16.9 koEnfin, jusqu’à présent, tout finissait par s’arranger mais voilà que nous, les propriétaires, sommes la cible de nouvelles attaques. Ah ! ma chère cousine, dans votre ville d’Aix, où l’eau coule d’abondance, vous ne pouvez concevoir l’ampleur de cette nouvelle bataille que nous devons livrer et que certains nomment déjà : "La guerre à l’eau ".

Voici le projet mirobolant qui a germé dans le cerveau de ceux qui nous gouvernent et qui va, j’en suis sûre, retenir votre attention. Moyennant une souscription, des représentants, hâbleurs et jacassiers, ont engagé les propriétaires à faire acheminer l’eau courante jusque dans leurs maisons. Cette exhortation ne date pas d’hier, elle remonte aux années 30, du temps où le préfet Rambuteau avait proposé des abonnements similaires. À l’époque déjà, il s’était heurté à maints refus. Et maintenant tout recommence. J’imagine votre indignation à la pensée de nos belles demeures parisiennes livrées aux contestables enjolivures de la tuyauterie !

Pour l’immeuble de Belleville où je réside, mademoiselle Chenu, une pieuse personne, vouant à la paroisse un inlassable dévouement m’a avisée, étant elle-même conseillée par l’abbé Rasibusse dont le neveu est ingénieur des eaux, d’acquiescer et d’amener l’eau seulement jusqu’à mon appartement de l’entresol. Devant tant de prévenance et de délicatesse, j’ai fini par céder. Mais le croirez-vous ? À peine avais-je donné mon consentement que ces messieurs de la Compagnie se sont jetés sur moi pour me persuader d’installer l’eau courante dans les étages supérieurs. Bien entendu, j’ai refusé. Comment peut-on envisager, pour un prix excessif, de mettre à la disposition d’une humanité sans hygiène qui ignore jusqu’à l’usage du savon, de l’eau courante ? Ne se trouve-t-il plus, dans notre capitale, de précieuses bornes-fontaines pour y quérir de l’eau ? J’ai résolu la question en faisant poser un robinet dans la cour.

JPEG - 25.2 koPeu de temps après, au milieu de la nuit, alors que je ne dormais pas, j’ai entendu, le long de ma porte palière, un frôlement suspect, une sournoiserie accompagnée de rires. J’ai aussitôt songé à des galopins qui s’étaient introduits dans la maison pour s’y adonner à quelque malveillance. Sur ce, je m’inquiète et me lève, regarde à la fenêtre et ne distingue rien. C’est alors que des voix murmurantes parviennent jusqu’à moi. Elles s’amplifient, se mêlent à des rires polissons, changent d’endroit et se poursuivent en d’autres lieux. Alors là, c’est trop fort ! Je ne peux y tenir et décide d’en avoir le cœur net. À ma grande surprise, mon enquête me conduit dans la cour. Oui, ma cousine, vous avez bien lu, dans la cour où plusieurs propres à rien, déjà des femmes d’âge, armées de brocs, dérobent l’eau de mon robinet ! À raison de 30 francs de redevance annuelle, c’est tout bénéfice de voler le bien d’autrui. De fureur, je ne peux fermer l’œil et me promets de tancer d’importance mes concierges, les époux Dutocsin, qui auraient dû donner l’alarme. Ne doivent-ils pas surveiller ma maison jour et nuit et donner le cordon en s’assurant du nom des locataires ?

Dès le lendemain matin, j’ai invité Casimir Leramier, mon plombier, à fixer le robinet à vingt centimètres du sol. C’est chose faite. À présent, les drôlesses se fatigueront vite de dérober mon eau dans des pichets et reprendront le chemin de la borne-fontaine. Ah ! quel ennui que ces problèmes d’eau !

Au fait, ma bonne cousine, n’aviez-vous pas, ces temps derniers me semble-t-il, des inondations dans vos caves ? Qu’en est-il à présent ? J’espère que vous n’avez pas fait le moindre effort susceptible d’affaiblir votre santé déjà fort chancelante. C’est bien beau d’aider les autres mais après ils vous méprisent et se montrent ingrats. Pour l’heure, ménagez-vous, et préservez des méfaits du soleil cette carnation rosée qui sied si bien à votre visage. Ce que c’est que de vivre à air pur ! Les inondations, me rétorquerez-vous ? Ne vous en plaignez pas, le Seigneur vous donne gratis de l’eau à domicile.

Votre dévouée cousine.


p.c.c. Denise François



Monsieur le propriétaire

Paris, le 7 Juillet 1867

Monsieur le propriétaire,
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Le propriétaire - V. Hugo.

Votre épouse Madame Denise F., non contente de souiller l’honneur de l’immeuble en laissant les fresques du vestibule se dégrader, les tapis d’escaliers se salir, les cuivres non entretenus, nous impose maintenant votre robinet à vingt centimètres du sol. Et que dire des époux Dutocsin, concierges payés pour des tâches qu’ils n’accomplissent pas ? Maintenant, j’en viens au fait : qu’elle n’a pas été ma surprise de constater hier matin que ma servante ne pouvait pas me rapporter les deux brocs habituels nécessaires à ma toilette, faute de pouvoir accéder au robinet situé dans la cour.


Et pourquoi dans la cour, alors que cette eau, déjà installée à l’entresol, aurait pu monter jusqu’au 1er étage où se trouve mon appartement ? Il n’a donc été permis à ma femme de chambre de ne remplir qu’un cruchon, qui, il faut bien le dire s’avéra plus que juste pour les ablutions auxquelles j’envisageais de procéder. Je n’ai certes pas la corpulence de certains mais pourquoi voulez-vous que je me lave dans une assiette creuse ?

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La locataire - V. Hugo.

Ce changement, auquel vous avez cru bon de procéder sans m’ en informer, nous oblige, ma domestique et moi-même, à nous rendre à la borne-fontaine qui, comme vous le savez, se trouve à plusieurs mètres de l’immeuble. Je ne suis nullement contre un petit exercice matinal mais il faut bien considérer et cela coule de source, que les besoins en eau ne se limite pas à un simple bain de pieds. Les allers et retours sont donc très nombreux. Avouez que c’est rageant quand on sait que la colonne d’eau est juste en-dessous de vous !

Et qui vous dit que les autres locataires ne prendront pas la mouche et cesseront prochainement de payer leur loyer ?

Il me paraît donc urgent, voire vital de ne pas laisser ce problème partir à vau-l’eau. De grâce, relevez donc votre robinet ne serait-ce que de quelques centimètres, vous y trouveriez je pense vous aussi votre compte et pourquoi pas une satisfaction à laquelle vous n’avez jusqu’alors jamais pensé.

Avec l’espoir que vous ne prendrez pas la fuite et éviterez ainsi une "guerre de l’eau", je vous prie de croire, Monsieur le propriétaire, en l’assurance de mes sentiments clairs comme de l’eau de roche.

Mademoiselle Elena Rosée d’Anjou
Votre locataire qui, en toute sobriété, aimerait vous conserver son estime.


p.c.c. Christine Dahmani

La locataire et le propriétaire -
Dessins de Victor Hugo - Bibliothèque Nationale.



Article mis en ligne en janvier 2014.

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