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Bonnes feuilles

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La bande à Nique-ta-mère


Il y a neuf ans, Thierry Jonquet est arrivé par hasard à Belleville. En voyant sa fille grandir, Jonquet redécouvre le quartier. Ce qui pouvait finir par sembler normal à un adulte devient profondément stupide, absurde et révoltant lorsqu’il s’agit de le laisser, plus tard, à son enfant.

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« Ils ont été prévoyants et avisés, les technocrates qui ont remodelé l’espace bellevillois au début des années 80. »

Architectes, sociologues, urbanistes, ils ont dû se réunir autour de jolies petites maquettes de carton agrémentées d’arbrisseaux de plastique, pour confronter leur point de vue. Je les imagine, fiers de leur joujou, si sérieux, si doctes… Pensez donc ! Ils avaient balayé d’un coup d’un seul un chaos de vieil les bâtisses qui prétendaient encore tenir debout, réduit à néant ce que la vie s’était acharnée à construire, avec ses matériaux à elle : la sueur, le hasard, la souffrance, le travail, les accidents de travail, les rires et les peines, la générosité, la jalousie, l’avarice, le vin rouge, les scènes de ménage, les coups dans la gueule, la maladie, la tendresse et l’amour, les cris d’enfant, les radotages des vieux…

Toute cette poussière d’humanité patiemment décantée au fil des années s’était incrustée dans le moindre interstice de la pierre, s’y était enracinée avec la patience aveugle du chiendent prenant possession de son misérable carré de terre sale. Monsieur l’architecte, Monsieur l’urbaniste, Monsieur le sociologue n’ont pas supporté. Dans les écoles d’horticulture, on apprend à exterminer le chiendent. Ils ont pris des leçons. Un trait de marker sur le paperboard, quelques hachures tracées d’une main nerveuse, aux ongles manucurés, une bouffée de Dunhill, une coupe de champagne, quelques rires discrets, entre gens de bonne compagnie : le chiendent n’avait aucune chance. Le résultat est là, devant mes yeux. Le nouveau Belleville. Une caricature de ville, mauvaise esquisse, bâclée, une copie nulle, qui ne mérite qu’un zéro pointé. Une farce de mauvais gofit. Il faut tout recommencer, à partir de ce qu’on nous a légué. Attendre que la vie reprenne possession des lieux, avec ses inventions, parfois surprenantes, sa fantaisie, mais la partie est loin d’être gagnée…


Belleville n’est pas un exemple isolé. L’épidémie de bétonite aiguë a fait florès…

… A Belleville, le chiendent est revenu bien plus tôt que prévu. Tout est lisse, pourtant. Le terrain est compartimenté, l’espace fractionné avec une rigueur toute mathématique. On nous a montré où dormir, où acheter les surgelés, où emmener jouer les gosses… rien n’a été laissé au hasard. Mais le chiendent est revenu. Les cités HLM de la rue Julien Lacroix, de la rue Piat, de la rue Rébeval, de la rue Jules Romains ont fait le plein. Des familles du terroir, aussi bien qu’immigrées, s’y sont installées. Leurs enfants ne fréquentent guère les bibliothèques, les clubs de théâtre, les ateliers de création divers. Quand ils sont repus des séries japonaises que leur sert la télévision, ils n’ont plus que la rue et un ballon de foot pour assouvir leur besoin d’évasion. Il restait encore quelques terrains vagues où ils pouvaient se réunir, mais le terrain vague est une espèce en voie de disparition. La piscine et patinoire Pailleron, toutes proches, sont menacées de démolition. Le terrain sur lequel elles sont situées, à deux pas des Buttes-Chaumont, est sans doute d’une grande valeur et c’est un véritable gâchis de le réserver à des installations de loisirs alors qu’on pourrait se remplir les poches en y érigeant une tour…

Derrière les façades des nouveaux ensembles construits aujourd’hui, on peut découvrir des jardins, voire des courts de tennis privatifs soigneusement dissimulés aux regards. Les promoteurs de la longue barre d’immeubles qui se dresse le long du boulevard de la Villette, entre le carrefour Belleville et la rue Rébeval, avaient même eu le culot de promettre aux acheteurs des appartements que le petit square qui flanque l’ensemble leur serait strictement réservé. Il fut question d’en interdire l’accès aux autres habitants du quartier. Pourquoi ont-ils renoncé à cette provocation ? Un sursaut de générosité ? Un remords subit ? Je ne sais. Le carré de verdure en question est donc aujourd’hui squatté par les adeptes de la seringue, ainsi que le dictait le bon sens…

Place Marcel Achard, rue Hector Guimard, derrière le siège de la CFDT, s’étend une vaste étendue goudronnée qui descend en pente douce vers une fontaine, et que prolonge un square. Elle est aménagée pour la détente. Des tourniquets, des cabanes pour les enfants y ont été installés. Au printemps, les arbres sont en fleurs, les bancs sont accueillants. La bande à Nique-ta-mère s’en est emparée. Elle est célèbre dans tout le quartier, la bande à Nique-ta-mère. Elle ne s’appelle pas vraiment ainsi, évidemment. C’est moi qui lui ai attribué ce surnom, à son insu, et pourtant je suis persuadé qu’elle s’y reconnaîtrait volontiers. "Nique ta mère", le cri de ralliement, braillé soto vocce, retentit à tous les coins de rue, à tout instant du jour, et, en été hélas, jusque fort tard dans la nuit… Il faudrait pouvoir en restituer la phonétique exacte, quelque chose comme "Nik thôô méér", les variantes sont nombreuses et s’accompagnent d’un geste du majeur, éloquemment pointé vers le ciel dans un simulacre d’érection qui vient souligner l’extrême délicatesse du propos. Ma fille l’imite très bien, avec un raclement de gorge guttural, criant de vérité.

Des adolescents désœuvrés, à la dérive, qui ne fréquentent plus guère le collège et les Sections d’Education Spécialisée chargées de les accueillir, ou de jeunes adultes qui ont déjà l’âge de s’inscrire à l’ANPE, traînent dans la rue du matin au soir, les mains dans les poches, dans l’espoir de tuer le temps de la façon la moins désagréable qui soit. Fatalement, quand on a cassé une ou deux rangées de boîtes à lettres, quand on s’est fait sortir du supermarché après y avoir "chouravé" quelques babioles, on ne sait plus quoi faire, nique ta mère ! Alors on "zone". On se réunit dans le square de la place Marcel Achard. On squatte les bancs. Du moins ceux que les clodos n’ont pas encore réquisitionnés. On écoute une vague cassette. Vas-y, la zicmu, c’est bonnard, eh, vas-y ! On pisse sur les troènes, ils sont là pour ça. On fonce à mobylette le long des allées, à tout berzingue, tant pis pour les mères de familles qui sortent de la crèche avec leur bébé dans les bras ; elles n’ont qu’à s’écarter, nique ta mère, la meuf ! Un autre jeu très prisé consiste, une fois la nuit tombée, à déglinguer les réverbères. Un bon coup de pied sur le support, et l’ampoule, tout là haut, ne tarde pas à vaciller. Elles ont, semble-t-il, été prévues pour cet usage. Elles font mine de rendre l’âme, s’éteignent quelques minutes puis se rallument lentement, sournoisement. Aucune importance, chez les Nique ta mère, on ne se décourage pas pour si peu. A force de remettre ça, soir après soir, on en viendra bien à bout. Nique-ta-mère, l’ampoule !…


… On sirote des cannettes de bière qu’on casse ensuite sur le macadam. Les heures s’écoulent ainsi, paisibles et heureuses.

Mais voilà qu’une autre bande vient à traîner dans les parages. Une petite baston pour se dégourdir les jambes : rien de tel !

- Vas-y, nique ta mère, nique la chatte de ta mère !

La réponse, immédiate, peut paraître ésotérique aux oreilles non averties…

- Quoi, quoi ? Vas-y la çui, c’est oim qui la nique, la teuche de ta reum, et bien bien profond ! La vérité !

On sort les couteaux. Le quartier devient "chaud". Une patrouille de police ne tarde généralement pas. Nique ta mère, v’là les keufs ! C’est la débandade, mais de toutes façons, il était l’heure d’aller se coucher. Le lendemain matin, le square est jonché de débris de verre. Une carcasse de scooter achève d’agoniser au beau milieu d’une flaque d’huile. Les riverains serrent les dents, haussent rageusement les épaules. Les militants du Front National n’ont pas besoin de mouiller leur chemise. La bande à Nique-ta-mère a déjà fait le travail. Aucun frais. Pas d’affiches, pas de tracts, pas de journaux. Rien ne vaut la propagande par l’exemple. Parfois, quand l’exaspération est à son comble, les cris fusent des balcons et des fenêtres qui entourent le square Marcel Achard. Les affidés de la bande à Nique-ta-mère répondent par leur slogan favori, qui sert à la fois d’injure, de programme et d’argument…


… Une journaliste de Libé a récemment écrit un livre sur la Caillera - racaille en verlan - érigeant le phénomène au rang "d’intifada des banlieues". Rien que ça, voyez vous !

Il y aura toujours des observateurs complaisants pour évoquer de nouveaux codes sociaux, une esthétique de la marginalité, la bande en tant que ciment de nouvelles solidarités… Intifada ? Foutaise ! Il n’y a pas de révolte, uniquement la rage de l’impuissance. Avec, pour tout avenir, au mieux une place de manœuvre, au pire, des séjours à répétition derrière les barreaux, combien de ces gamins mourront dans les commissariats, victimes désignées à l’avance de toutes les bavures, condamnés au délit de sale gueule ? Un tabassage trop appuyé, voire un geste maladroit de l’inspecteur qui nettoie son arme…

Les joyeux drilles de la bande à Nique-ta-mère sont dans une écrasante majorité d’origine maghrébine. Leurs méfaits, au demeurant assez anodins bien qu ’horripilants à force de répétition, emplissent une chronique haute en couleurs, transmise de bouche à oreille.

- Vous avez vu ce qu’ils ont encore fait hier soir ?
- Qui ça, ils ?
- Mais… heu… les Arabes !

On rougit d’avoir lâché le mot, on le regrette aussitôt, mais après tout, puisque c’est plus commode, plus rapide de s’exprimer ainsi… Il faudrait dire la bande-de-jeunes-victimes-de-l’exclusion ? Bien sûr. Mais le pli est vite pris, et puis après tout, autant appeler un chat un chat, n’est-ce pas ? Le racisme s’enracine d’abord dans les mots. Ensuite, quand ils ont fermenté, quand ils ont dégorgé tout leur jus fétide, on en vient aux actes. Ou on laisse à d’autres le soin de le faire.

De nombreuses pétitions ont été signées par les riverains, dans l’espoir de calmer les excités de la bande à Nique-ta-mère. Leur rédaction a fait l’objet de laborieuses tractations sémantiques. Diable, on n’est pas à Chanteloup-les-Vignes, ni à Montfermeil, ici ! Nous autres bellevillois de fraîche date, sommes entre gens de bonne compagnie. Nous n’avons rien en commun avec les "petits blancs" aigris qui se vengent de leurs frustrations dans l’isoloir, lors des consultations électorales… Dans mon immeuble vivent des professeurs, des journalistes, des stewards d’Air France, des juristes. Chacun y a regardé à deux fois avant d’apposer son paraphe. Les formulations choisies étaient évasives, consensuelles à souhait… Mais dans la tête de chacun, les trublions qu’il s’agissait de dénoncer avaient bien le cheveu crépu et le teint basané. En face, on pense céfran = cistra, français égale raciste, c’est net, c’est carré et sans bavures.

Et la boucle est bouclée. Nique ta mère ! Les têtes pensantes de la mairie du 19ème se sont penchées sur le problème. On a longuement réfléchi dans les salons lambrissés. Dame, si le citoyen qui habite "bourgeoisement" son F4 en vient à s’émouvoir, il se pourrait bien qu’il songe à déserter l’isoloir en guise de représailles, ou pire encore. Quand le grand méchant loup rôde dans les bois, il faut rassurer les petits cochons ! On a donc dépêché sur le front bellevillois des spécialistes de la dissuasion anti-beur. Les jardins de la rue Rébeval serviraient de repère aux vauriens ? Scrogneugneu, l’affaire est d’importance ! Qu’on les entoure de grilles munies de piques, qu’on les cadenasse ! Aussitôt dit, aussitôt fait ! Et les têtes pensantes retournaient à leur somnolence d’après-midi. Las, à peine le haricot de mouton était-il digéré qu’elles entendaient sourdre une nouvelle rumeur, venue des confins du royaume municipal : Comment ? La place Marcel Achard, investie par cette bande à Nique-ta-mère, des gens sans foi ni loi, venus d’Arabie ? A l’assaut ! Qu’on y envoie la force publique ! Et qu’on mine le terrain par toutes sortes d’artifices, afin que l’ennemi ne puisse plus y établir ses campements ! Tel est notre bon vouloir !…


Thierry Jonquet

Extrait de Jours tranquilles à Belleville à paraître début 1994 dans nouvelle collection des Editions Gallimard : Carte blanche à…

Dernier roman paru (qui se passe de Belleville à Birkenau) : Les orpailleurs, Série Noire, éditions Gallimard, 1992.

Thierry Jonquet est membre de Rasl’Front.



Article mis en ligne en juillet 2015.

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