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Récit historique

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Le danger des bains de foule


Dessin J.B.


Paris, le 31 juillet 1835

Par Dieu mon cousin, quelle émotion m’avez-vous donnée ! Depuis combien de temps, vilain sauvageon, n’ai-je pas reçu de vos nouvelles ? Lorsque la concierge m’a remis votre missive, un parfum de vétyver allié à l’odeur de votre tabac anglais, a pénétré dans mon salon.

Soudain, vous étiez là, devant moi, avec votre sourire et vos airs nonchalants, toujours le compliment aux lèvres pour s’adresser aux dames qui raffolaient de vous, surtout les plus âgées qui se pâmaient, ravies de voir l’un de nos plus fiers gandins s’intéresser à elles. Et comme vous aviez fière allure quand vous caracoliez sur votre jument isabelle, vous laissant admirer par les plus jolies filles et aussi par les femmes pourvues de barbons, celles qui voyaient en vous l’amant idéal et en rêvaient la nuit…

Vous le voyez, les souvenirs de notre jeunesse sont demeurés intacts dans ma mémoire.

Ah mon cousin ! Si vous aviez été près de moi pas plus tard qu’avant hier, vous auriez assisté à un spectacle d’horreur comme il vous est impossible de l’imaginer dans votre bonne et paisible ville de Toulon. Je vous sais l’âme royaliste et vous ai vu vous battre avec un impertinent qui avait osé se soulager sur une fleur de lys ; je dois pour ce geste vous rapporter de tristes nouvelles.

JPEG - 18.9 koVous n’ignorez pas, pour l’avoir lu dans les gazettes que notre bon roi Louis-Philippe aime serrer les mains de la populace sans craindre, ainsi que le répètent les échotiers frondeurs, de se mêler à la foule, laquelle se presse autour de sa personne et étoufferait Sa Majesté si la garde nationale n’y mettait pas bon ordre.

Mais j’en arrive aux faits. Notre sire Louis-Philippe 1er, roi des Français, passait en revue la garde nationale sur le boulevard du Temple et commémorait, avec, faste, l’anniversaire de son accession au trône, cinq années auparavant, le 28 juillet 1830. Le peuple, en plein délire, se bousculait pour voir le roi et son cortège. La troupe était arrivée en renfort pour veiller à l’ordre public et les soldats, en s’interpellant, ajoutaient au trouble. Les hennissements des chevaux achevaient de semer la confusion.

L’excitation de la foule allait en grandissant. Pour patienter, on se livrait au jeu des suppositions : les fils du roi feraient-ils partie de sa suite ? On citait les noms des généraux susceptibles de l’accompagner, on lançait des paris, on se moquait du roi et de sa gourmandise, certains colportaient que sa tête avait vraiment la forme d’une poire, et l’on attendait pour juger. D’autres lui trouvaient de la noblesse malgré son allure bourgeoise. Les commentaires allaient bon train… Le long du boulevard du Temple, une rumeur joyeuse emplissait le ciel et ne s’arrêtait plus. Les acclamations montaient de toutes parts, une longue ovation saluait le passage du roi et de ses fils.

Non sans un certain malaise, je regardais une maison fermée, aux jalousies baissées alors que partout ailleurs, les fenêtres étaient ouvertes. Cette maison sans vie m’intrigua.

Les cris d’allégresse s’amplifiaient et marquaient l’arrivée du roi, il était là… Sa Majesté s’arrêta quelques secondes à peine devant moi, croisa mon regard et inclina la tête comme s’il voulait m’éblouir par cette marque d’exceptionnelle faveur. Mais déjà, ses yeux se portaient plus loin.

Il faut dire que le roi attache une grande importance aux vivats. Il en tire des enseignements sur l’état de l’opinion publique et ce jour-là, il a pu être satisfait, la foule, bon enfant, lui offrait son cœur.

Charmée, je souriais encore lorsqu’un fracas assourdissant fait de plusieurs déflagrations, résonna, un bruit terrifiant accompagné de crépitements meurtriers… Un instant de stupeur suivit les détonations, cloua les gens sur place, tandis que la mitraille s’abattait sur eux. Désemparés, ils tentaient de fuir dans un mouvement de panique, hurlaient et se projetaient en avant pour échapper aux tirs de fusils qu’ils ne voyaient pas. La ruée de la foule se transforma bientôt en un piétinement de troupeau, harcelé par la peur des balles qui frappaient au hasard. On s’écrasait pour déguerpir, avec autant d’acharnement qu’on en avait mis à s’incruster. Sous le fouet de la terreur, c’était un sauve-qui-peut général qui broyait les gens dans une furieuse mêlée.

Et dans cette effroyable confusion, les chevaux massacrés obstruaient le passage. On enjambait les blessés, on marchait sur les cadavres tandis que, derrière les jalousies baissées de la maison fermée du numéro 50, les fusils continuaient à tirer à l’aveuglette. Sous mes yeux, un cheval atteint mortellement, se débattait dans un dernier sursaut d’agonie. Figée par la peur, incapable de réfléchir, subitement je comprenais que l’on avait voulu tuer le roi.

Des gendarmes enfoncèrent à coups de crosses la porte de la funeste maison et fouillèrent partout dans les moindres recoins : elle était vide. La nouvelle courut : qui avait voulu assassiner le roi ?

Vous voyez mon cousin qu’il nous est impossible de vivre en paix dans notre capitale. Ah ! que vous êtes heureux dans votre sous-préfecture. Portez-vous bien, pensez à votre cousine comme je pense à vous et venez me visiter à Paris. Nous irons au théâtre ou à tout autre spectacle qui vous conviendra.

Surtout ne dites pas à notre cousine d’Aix-en-Provence que je vous ai écrit. Elle en ferait toute une histoire !

J’attends avec impatience de vos nouvelles et vous embrasse affectueusement.

Votre cousine.


P.c.c.- Denise François


N.D.L.R. : le cousin de Toulon de notre "chaumontoise" arrive à point pour lui donner des nouvelles de sa ville…


Toulon, le 12 août 1835

Ainsi donc ma cousine, j’ai eu le bonheur de voir vos lettres reprendre un chemin d’où elles n’auraient jamais dû s’écarter. Je dois vous avouer que je crevais de jalousie de voir cette peste d’Alice se vanter d’être le bénéficiaire unique et privilégié de vos talents épistolaires. Lorsque, allant lui rendre visite à Aix où elle prenait les eaux, elle trouve malice de me lire par le menu les aventures parisiennes que vous lui contiez, mon sang n’a fait qu’un tour et tout le temps que dura sa lecture (sa voix grince toujours autant) j’enrageais en me disant que vous ne vous souciez guère de me donner de vos nouvelles. Oui, cruelle, vous négligiez ce jeune cousin avec qui vous avez partagé tant de joies dans les jardins de l’enfance. Pire, vos propos relatés par la bouche de cette dinde que nous prenions malicieusement plaisir à persécuter tant elle était insupportable (et elle l’est toujours, je vous l’assure) me mirent au supplice tant j’étais dans l’impossibilité de les goûter. M’eussent-ils été destinés, je les aurais alors dégustés comme un fruit mûr chapardé dans le verger de nos voisins. La peste soit donc des truchements ! Vous souvient-il de nos frasques d’alors quand, nous étant débarrassés de cette péronnelle partie en courant et en pleurant se faire démêler les cheveux dans lesquels nous venions de glisser une solide poignée de hannetons, nous escaladions le mur du verger interdit pour aller y quérir des prunes d’autant plus délicieuses qu’elles avaient un arrière-goût de péché. J’ai retrouvé hier, dans mon vieil herbier, le morceau de dentelle au point d’Alençon, vestige d’une de vos culottes qui resta accroché au faîte du mur le jour où nous dûmes refluer précipitamment lorsque notre voisin parut au bout de son allée en gesticulant d’un air furieux. C’était un brave homme pourtant, je suis sûr qu’il nous aurait donné toutes les prunes de son verger pour peu que nous le lui ayons demandé ; seulement voilà, chaparder était pour nous un jeu et ce vieux capitaine meurtri par des années de campagne aux côtés de l’Empereur savait nous faire la grâce de jouer le rôle de croquemitaine que nous lui avions réservé.

Je retrouve donc, dans le plaisir de vous lire et même de toucher et de respirer le fin velin sur lequel vous faites courir votre plume, tout ce qui a pu faire le bonheur d’un enfant de dix ans émerveillé par cette grande cousine qui savoir avoir la délicatesse de lui consacrer un peu du temps qu’elle arrachait à ses rêves de fêtes et de quadrilles endiablés menés aux bras de jeunes officiers de hussards beaux comme des dieux avec leurs dolmans brodés d’or. Le temps a passé, j’ai moi aussi connu, comme vous, le plaisir des bals et, comme l’ont pu faire les beaux hussards de vos vingt ans, j’ai moi aussi dû briser bien des cœurs - oh, sans méchanceté bien sûr, tout juste un peu de cette fatuité imbécile que l’on croit de bon ton d’arborer dans nos salons - Me voici donc exilé pour un temps dans ce séjour lointain, tenu que je fus de reprendre en main nos affaires familiales alors que mon père traversait la Méditerranée pour conquérir l’Algérie aux côtés du duc d’Aumale et que ma mère (votre tante ma cousine, ne l’oubliez pas) se consumait d’ennui et d’inquiétude au point que la banqueroute nous aurait menacés si je n’étais intervenu. Mais voilà que je me laisse aller égoïstement au plaisir de l’évocation de nos souvenirs alors que ce que vous me narrez est effroyable ! À trop aimer vous lire et vous évoquer, voilà que je me rends coupable d’indifférence quand les événements que vous m’avez contés ont mis en péril notre roi et, partant, notre nation. Mais sachez que je me reprends vite et que je mesure pleinement maintenant toute l’horreur de la situation. Ainsi, on a voulu tuer notre souverain et les rues de la capitale ont été le théâtre d’un carnage ! Je ne sais que dire, je ne sais que penser. Que de vies brisées, dix-huit ai-je pu lire dans le Moniteur dont le récit, soit dit en passant, est loin d’égaler le vôtre ; cinquante personnes fauchées par les balles de cette machine infernale ! Quelle époque vivons-nous ! Quelle confusion agite donc les esprits de nos contemporains ! Vous m’avez rappelé qu’il y a quelques années j’avais trouvé élégant de me batte pour défendre l’honneur de notre souverain ! Que ne me suis-je, comme vous, trouvé à cet endroit pour courir sus aux coupables, mais aussi quelle inquiétude est la mienne maintenant de vous savoir dans une ville où de telles horreurs peuvent arriver. De grâce, défiez-vous dès maintenant de toute imprudence. Vous auriez pu être blessée, tuée même ! Je m’alarme sérieusement des ardeurs révolutionnaires de ces républicains. La nostalgie revancharde des bonapartistes me paraît tout aussi vaine. La politique est affaire d’intrigants et je n’ai pas le goût de l’intrigue. J’ai du mal à comprendre cette frénésie qui pousse les hommes à toutes les compromissions pour rechercher le pouvoir alors que celui-ci se présente de façon toute naturelle en la personne de notre souverain. Je me défie des hommes tel ce pauvre Maréchal Mortier, notre ministre de la Guerre, qui vient de trépasser dans cet attentat si funeste. Je me garderai bien en effet sinon de survivre aux modes, du moins de triompher comme lui de la succession des régimes tout en les servant avec zèle.

Mais trêve de ces considérations, je vais finir par vous ennuyer. J’aimerais vous conter, moi aussi, quelque événement extraordinaire concernant notre sous-préfecture, mais il ne s’y passe pas grand-chose. Nos édiles, et le premier d’entre eux Monsieur Jean-Marie Lécuyer, sont passés maîtres dans l’art de faire bien sentir qu’ici l’ordre règne… Alors que nous ne connaissons pas de troubles véritables de l’ordre public (nos apaches locaux ayant la haute main sur le monde des affaires, comme sur celui des cabaretiers dont ils protègent- moyennant finances, bien sûr - les intérêts), nos édiles ont levé en masse une garde municipale dont le but est de maintenir les bourgeois (et Dieu sait si, ici, nous les avons petits !) dans un sentiment d’insécurité tout en leur faisant sentir que l’on fait tout pour les protéger. Quel habile homme que le sieur Lécuyer ! Sous prétexte que nous sommes la tête de pont pour la conquête de l’Algérie, il croit voir des espions d’Abd el Khader partout et le moindre mahométan, même s’il habite ici depuis des lustres, est maintenant pourchassé, embastillé puis expulsé manu militari hors les murs. C’est ainsi que des familles entières de braves commerçants qui n’auraient pas fait de mal à une mouche ont dû quitter la ville en butte à des vexations incessantes. C’est là la principale occupation de notre garde municipale. Il faut dire qu’elle a fière allure, juchée sur des montures bavaroises à la robe lustrée, sabre au côté, pistolets d’arçon bien en vue, sans oublier non plus un solide gourdin dans le maniement duquel nos excellents gardes sont devenus des experts. Je puis donc vous l’assurer, ma chère cousine : l’ordre règne dans notre ville et ce n’est certainement pas chez nous que cette horrible machine infernale aurait pu faire de semblables dégâts.

Je ne saurais vous quitter sans vous prier de ne plus oublier votre cher exilé. À Toulon, je ne trouve en effet que quelques gazettes dans les cabinets de lecture auxquels je suis abonné et à mon cercle on s’arrache de trop rares exemplaires du Moniteur, c’est dire si vos relations où la finesse de votre esprit le dispute à son impertinence me seront d’un grand secours pour éviter de sombrer définitivement dans l’ennui.

Mais surtout, ma cousine, veillez donc maintenant à éviter la proximité des cortèges, mon cœur n’en sera que plus serein.

Votre attentionné cousin.
Roland de G.


P.c.c.- Roland Greuzat


Article mis en ligne en janvier 2014.

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