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Histoires vraies

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Les Justes de France


Suite à l’inauguration du Mur des Justes du Mémorial de la Shoah le 14 juin 2006 en hommage aux 2700 Justes officiellement recensés en France, la République a organisé une cérémonie nationale en l’honneur des Justes de France, au Panthéon, le 18 janvier dernier.


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La revue « Je lis des Histoires Vraies ».

Cette cérémonie couronnait en quelque sorte la politique de mémoire du Président Chirac, inaugurée avec éclat au mois de juillet 1995 par le fameux "discours de la repentance" sur la collaboration de l’État français de Vichy au processus génocidaire, qui marqua une véritable rupture avec la ligne de conduite suivie par tous ses prédécesseurs. La reconnaissance officielle de la compromission de Vichy dans le processus génocidaire ne signifie pas pour autant que la responsabilité principale du crime ait été perdue de vue : « Il y a 65 ans, dans l’Europe presque entièrement asservie, la barbarie nazie décide de l’exécution de la solution finale » a commencé par rappeler judicieusement le chef de l’État. Et par ailleurs la compromission de l’État français ne fut pas celle de la société dans son ensemble. Il convenait donc d’établir la distinction suivante : « La majorité des Juifs assassinés ont été livrés aux Allemands par Vichy et par les collaborateurs. Mais la plupart des Juifs sauvés le furent par des Français. »


En cette période de commémoration, les publications sur les Justes se sont multipliées à destination de publics très divers.

Nous nous intéresserons ici plus particulièrement à l’une d’entre elles, destinée à de jeunes enfants de 8 à 12 ans. La publication « Je lis des Histoires vraies », éditée par Fleurus Presse, a consacré son numéro 156 du mois de novembre 2006 aux Justes. Le principe qui préside à la confection des numéros est le suivant : un grand récit, abondamment illustré, sensibilise les jeunes lecteurs, à travers des personnages auxquels ils peuvent aisément s’identifier, à un thème historique. De manière très pédagogique, le récit est complété par un lexique, par un dossier thématique et par un jeu de fiches récapitulatives qui permettent aux lecteurs d’acquérir et d’approfondir leurs connaissances historiques. Or le héros du grand récit écrit par Béatrice Guthart et illustré par Erwann Surcouf n’est autre que le bottier bellevillois Maurice Arnoult. Nous l’avions rencontré et interviewé dans le précédent numéro de Quartiers Libres (n°103, automne-hiver2006). Les jeunes lecteurs peuvent donc s’initier à travers l’exemple du sauvetage, entre Belleville et Savigny-sur-Orge, du petit Joël Krolik âgé de 11 ans au moment des faits par Maurice Arnoult et sa compagne Alice, bien renseignés par l’inspecteur de police Legrand, à l’histoire de la grande rafle du Vel’ d’Hiv’ au mois de juillet 1942. Le récit, tout en faisant place à l’émotion (le petit Joël se retrouve définitivement séparé de ses parents), éveille aussi la curiosité des jeunes lecteurs, à laquelle répond le dossier thématique qui fait suite au récit, et à la confection duquel Christian Ingrao, directeur de recherches à l’Institut d’Histoire du Temps Présent, a servi de conseiller éditorial.

Chaque document est présenté très clairement, dans le respect de l’équilibre entre l’iconographie et le texte informatif. En partant de l’exemple de Maurice Arnoult et de Joël Krolik, le jeune lecteur est ainsi instruit de la chronologie des persécutions raciales en France de 1940 à 1944 et des chaînes de solidarité qui ont permis de sauver les trois quarts de la communauté juive de France, en particulier les enfants cachés. Madeleine Barot, militante de la Cimade installée très tôt à l’intérieur du camp de Gurs pour en faire sortir les enfants et les malades, le pasteur André Trocmé du Chambon-sur- Lignon en Haute-Loire, ou encore Serge Klarsfeld sont, entre autres, mentionnés et bien présentés. L’angle d’analyse du dossier s’élargit sans cesse, puisque celui-ci se termine par la mention de quatre témoignages sur des enfants cachés, qui viennent compléter et généraliser l’exemple bellevillois. Et finalement trois fiches viennent récapituler les connaissances acquises par les jeunes lecteurs sur la France occupée, la Résistance et la rafle du Vel’ d’Hiv’. Une publication de qualité donc, qui n’appellera de notre part que deux réserves. Par souci d’édification de la jeunesse, sans doute, le récit de Béatrice Guthart tend par trop à sanctifier le personnage de Maurice Arnoult. L’entreprise était sans doute difficile, s’adressant à un public de jeunes enfants, mais il n’est pas sûr que le facétieux et truculent Bellevillois, dont l’histoire personnelle fut aussi tourmentée, et qui reste nourri de la plus pure tradition libertaire et anticléricale du quartier, se retrouve parfaitement dans le portrait édifiant et sans aspérités d’un héros sulpicien. Mais le concept de Juste, forgé pour les besoins de l’État d’Israël et de la pertinence duquel discutent toujours les spécialistes de l’histoire de la Seconde Guerre mondiale, ne pouvait qu’encourager cette réduction simplificatrice et manichéenne. On regrettera aussi que les concepteurs du dossier, mal avisés en se référant au site Internet de l’Institut Chambon, aient fait état du mythe des 5000 Juifs sauvés par le Chambon-sur-Lignon : cette référence malencontreuse détonne dans un dossier scientifique par ailleurs de bonne facture. Le Président de la République, plus mesuré dans ses propos, a fait état pour sa part de l’accueil de centaines de Juifs par le plateau protestant de la Haute-Loire.


Mais si la littérature à destination de la jeunesse a traité du thème des Justes, la recherche scientifique n’est pas demeurée non plus en reste.

Nous avions fait précédemment état du cycle des manifestations organisées par le Mémorial de la Shoah. Les 11, 12 et 13 décembre 2006, le Centre d’Histoire de Sciences Po Paris, en collaboration avec le CNRS, a organisé un colloque sur les Pratiques de sauvetage en situations génocidaires, sous la direction de Jacques Sémelin, de Claire Andrieu et de Sarah Gensburger. Plusieurs communications ont eu ainsi l’opportunité de traiter de la problématique des sauveteurs et de leurs motivations. Les spécialistes ne sont en fait pas d’accord entre eux et les points de vue défendus restent encore assez divergents… Samuel et Pearl Oliner, dans un ouvrage déjà ancien, [1] ont pour leur part mis en évidence le modèle de la personnalité altruiste des « gentils » qui sauvèrent des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale. Pour Samuel et Pearl Oliner, il s’agissait de personnalités souvent solitaires et marginales dans leur environnement social, capables d’agir en fonction de leurs convictions personnelles en faisant abstraction de la pression de leur entourage, désintéressées dans leur dévouement au bien-être des autres, mais également assez pragmatiques et éloignées de toute idée de grandeur et d’héroïsme, agissant finalement de manière non préméditée et non planifiée au coup par coup. Cette analyse n’emporte cependant pas l’adhésion de la jeune historienne Camille Ménager qui, dans une communication intitulée « Rafles et réseaux sociaux à Paris, 1940-1944 » a entrepris de la discuter. Contre les imperfections de la thèse intentionnaliste de Samuel et Pearl Oliner, Camille Ménager a défendu une thèse qu’elle qualifie pour sa part de fonctionnaliste : les opérations de sauvetage n’ont pas été l’apanage de personnalités solitaires et marginales, mais on retrouve au contraire parmi les sauveteurs des personnes appartenant à des corps de métier se caractérisant par de solides liens de sociabilité professionnelle avec les habitants d’un quartier, disposant ainsi de moyens, d’habitudes et « d’outillage mental » spécifiques : employés, artisans, commerçants, concierges des immeubles ; les femmes et les membres d’organisations religieuses étaient aussi fortement représentés. Cette analyse, il faut en convenir, s’adapte parfaitement au cas de Maurice Arnoult, artisan bellevillois parfaitement bien intégré dans de multiples réseaux de sociabilité, dans son immeuble comme dans son quartier, et en mesure de ce fait d’agir de manière pertinente et efficace. La question du désintéressement des sauveteurs a également fait l’objet d’investigations renouvelées. Si dans le cas des Justes homologués comme tels la question de la recherche du profit ne se pose pas par définition, tous les chercheurs reconnaissent par contre, à travers entre autres les témoignages d’anciens enfants cachés, que des motivations moins nobles, dictées par la recherche du profit, existèrent toujours chez une partie des sauveteurs. Toutes les catégories de sauveteurs ne se résumèrent pas aux seules personnalités altruistes et désintéressées, comme le reconnaît Nechama Tec. Et en définitive, comme le relève Camille Ménager dans la conclusion de sa communication, les motivations des sauveteurs dépendirent de multiples paramètres : le caractère propre des individus, leur vécu personnel, les fonctions civiles qu’ils occupaient et les marges de manœuvre qu’elles pouvaient leur conférer.


Michel Fabréguet


Article mis en ligne en 2010 par Mr Antoine Seck, collaborateur à La Ville des Gens. Actualisé en juin 2014.

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[1Samuel et Pearl Oliner The altruist personnality. Rescuers of Jews in Nazi Europe, New-York, 1988.

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Réactions
par S, fille de juste - le : 21 avril 2010

Les Justes de France

Je pense que les deux théories, celle de Samuel et Peartl Oliner et celle de Camille Ménager se complètent et ne sont pas antinomiques. Et ces deux théories n’englobent certe pas tous les cas de figure. Il faudrait pour être véridique faire du cas pas cas, ce qui est hélas impossible. Donner des exemples ,oui ; en tirer un théorie , non. Ce n’est qu’une satisfaction intélectuelle !
SR. Paris

Répondre à S, fille de juste

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