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- Q.L N° 094-095 - AUTOMNE 2003
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Phantasmobjets funéraires au Père-Lachaise
Pénétrer dans la nécropole ditedu Père Lachaise, c’est franchir les portes d’un espace ambigu aux frontières de la cité des vivants dont elle plagie les formes et sous Je calme apparent de laquelle sourdent une vie silencieuse, un lent affairement, des passions discrètes, des blessures secrètes, des protestations d’amour vraies… ou mensongères.
Un album de la grande famille sociale y joue, en marbre sculpté, en bronze à la cire perdue, le jeu de la vie et de la mort. Dans ce lieu d’héritage du Koïmeterion des Grecs, lieu où le corps dort, Thanatos, dieu de la mort et Hypnos, dieu du sommeil entretiennent la confusion pour rassurer les vivants. Parfois d’ailleurs, pour entretenir l’illusion, au détour d’une allée, un ange pâle, un doigt sur les lèvres, intime le silence aux passants. Attention, ils dorment, ne les réveillez pas !
Au cœur même de l’absence, au cœur même du mensonge, le dix-neuvième siècle, friand de désespoirs théâtralisés, a élevé des tombeaux d’adieux pathétiques, des icônes de douleurs impudiques, scènes troublantes dont nous pénétrons, voyeurs, l’intimité. Autour du lit, conventionnel lieu de naissance, d’amour et de mort, les épaules se courbent sous le poids du chagrin, les visages se recouvrent d’ostensibles voiles, les mains se crispent sur des mouchoirs de larmes. Scènes si réalistes qu’on croirait même entendre, dans le silence de ce musée Grévin de pierre, battre le cœur de la belle gisante endormie sur l’oreiller de sa chevelure éparse. La mort d’une jolie femme, n’est-elle pas, comme l’affirme Edgar Poe, la chose la plus poétique du monde ? Sur la scène de ce théâtre de l’ambiguïté, la femme joue le répertoire complet des rôles liés aux différentes conceptions de l’amour. Enrôlée par l’Eglise, gardienne des valeurs morales et religieuses, elle sert de médiatrice entre la terre et le Ciel ; femme pour l’homme, et son faire-valoir, elle verse d’intarissables larmes qui glorifient l’inoubliable, l’exemplaire chef de famille ; fiancée du Christ, elle se cambre sur le lit de la Croix dans l’extase mystique, au plus fort de son amour pour Notre Sauveur ; épouse irréprochable ou amante toujours désirable, elle prête ses formes à un fétichisme macabre, forme douce de la nécrophilie. Proche ou lointaine, chaste ou sensuelle, prosaïque ou évangélique, militante ou évanescente, elle se livre, ou plutôt elle est livrée, femme-objet, aux regards du voyeur, sculptée par l’homme et par l’artiste selon leur bon plaisir comme jadis les concubines de pierre de l’ancienne Egypte. Nietzsche n’écrivait-il pas : "le bonheur de l’homme : je veux. Le bonheur de la femme : il veut ?" La femme des nécropoles, œuvre d’art à la beauté incorruptible, est une manière de réalisation imaginaire du désir, un moyen de refuser la violence et le non-sens de la mort.
Les quelque 44 hectares du cimetière de l’Est parisien, même s’ils n’atteignent pas la densité sculpturale de Staglieno à Gênes ou la Recoleta à Buenos Aires, renferment cependant "en leurs seins" quelques magnifiques exemplaires de cet érotisme funéraire qui envahissait Théophile Gautier d’un curieux trouble connu sous le nom d’agalmatophilie [1], trouble qui s’empare visiblement -certaines sculptures en portent les traces- de nombre de visiteurs, émus parfois jusqu’à l’égarement par ces secrets frissons des marbres, ces veuves à consoler, ces belles au bois dormant à tirer de leur douteux sommeil. Comment, dans ce lieu dévolu au pourrissement inévitable, ne pas être saisi par la tentation de répondre à l’angoisse métaphysique par une démonstration d’explosion vitale ?
Aussi pouvons-nous esquisser l’itinéraire amoureux d’un visiteur en mal d’affection. Sentimental, sans courir les risques d’Abélard, il se recueillera devant la tombe du couple qui, formé avec Héloïse, défraya jadis les chroniques monacales. Il rêvera devant le gisant d’Arbelot qui tient dans ses mains, sans se lasser jamais, le portrait de la femme aimée. Pourquoi ne pas imaginer pour son tombeau futur la scribe aux formes suggestives qui rédige une épitaphe sur la stèle Burdeau ou les deux beautés dénudées et sans gêne qui accueillent les visiteurs à l’entrée principale ? Non loin de la conservation apparaît une tombe musicale pour un concert de l’au-delà. Devant la bouche d’ombre, pourquoi ne pas se joindre à la belle mélomane, la tête dans les étoiles ? Vague d’attendrissement au pied du gisant d’Elisa Hodgson, vicomtesse de Beauchêne, somme toute plus vive que morte. Mélancolie contagieuse à la rencontre surprise de la pleureuse assise, une couronne à la main, sur le tombeau de l’architecte Guérinot, charmant voisinage que Monsieur Thiers ne mérite guère. Un peu de jalousie peut-être devant la dépouille du président Félix Faure, enveloppé dans les plis du drapeau national et qui eut la fin brutale mais heureuse dont rêve plus d’un homme normalement constitué. Un élan consolateur le poussera vers cette femme allongée, sanglotant sur une colonne brisée, proche voisine d’Oscar Wilde. Décidément, encore une que l’Irlandais aura bien déçue ! Plus accortes, les trois beautés gardiennes de la tombe du fondeur d’art Barbedienne, pourraient retenir longtemps son attention sinon sa main, l’une d’elles en particulier, offrant sans penser à mal la fermeté de ses seins de jeune fille à la tendre caresse… du vent. Et notre collectionneur invétéré d’amoureuses idéales, pressant le pas visitera, dans la foulée pour n’en oublier aucune, la rouge bouche de Cléo, les escarpins blancs de Suzy, la mise en plis de Delphine, le décolleté de Zénaïde et la lyre de Terpsichore.
Le cimetière du Père Lachaise, derrière ses murs de quartier réservé, apparaît comme l’un des derniers refuges du rêve et de, l’illusion, de l’extraordinaire et du magique. Il autorise tous les vertiges face à l’inquiétante étrangeté, celle qui fait douter qu’un objet sans vie soit animé. Sculpter la beauté pour la perpétuer, n’est -ce pas tenter au moyen de l’art de mettre la mort en échec ?
André CHABOT
Photos Yves Géant
Article mis en ligne en décembre 2014.
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[1] agalmatophilie : du grec agalma : statue, et du grec philos : ami