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Gavroche au pays des gratte-ciel

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René Maltête, ou l’art de tirer la queue au hasard


Dans le numéro 62-63 de Quartiers libres nous avions signalé la présence de René Maltête à la Fête de la Rencontre place des Fêtes le 30 septembre 1995. Il a dédicacé son livre "Paris des rues et des chansons" réédité cette année aux éditions Pierre Bordas et Fils. Voici l’entretien que nous avons eu avec cet homme photographe et poète.

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Tout commence en Bretagne. René a 10 ans quand débute la guerre. Son cousin, producteur de cinéma, aide Jacques Tati à monter Jours de Fête. Tati, c’est déjà un peu l’univers de Maltête, sa famille - populaire, simple, poétique et comique. Les premières émotions de René viennent du cinéma, art populaire. Son rêve : "y travailler ! " A 21 ans, il part donc à Paris pour entrer comme second assistant dans l’équipe du Dindon, d’après Feydeau avec Robert Hirsch et mis en scène par Claude Barma. Le film n’est pas remarqué. Bien plus tard, le premier assistant, Jean Pratt, se suicidera. René Maltête le ressent comme le signe que le cinéma n’est plus assez pris au sérieux. Il sait maintenant qu’il va devoir faire des films tout seul. Il commence donc à se promener dans Paris, appareil photographique en bandoulière. Pour financer son métier de cinéaste à image fixe, il devient facturier, distributeur de prospectus, fait 36 métiers misérables.

Méthodiquement, il s’imprègne du Paris des rues, quartier par quartier : "J’avais une carte et je crayonnais les rues les unes après les autres". Au bout de 5 ans, le livre est prêt. Prévert, dont il a provoqué la rencontre avec culot et dont il a conservé l’amitié, lui en a déjà promis la préface. Les éditeurs refusent tous le projet, non sans admirer la qualité de l’idée et sur la nécessité de faire le livre ! Seul Robert Laffont, le dernier contacté, prendra le risque. "Il m’a dit : on signe demain. Je suis sûr que le livre marchera". Paris des rues et des chansons est né. Un million de centimes d’avance en poche, René Maltête n’est plus ce semi-clochard, ce rêveur vagabond.

Le succès fut immédiat. Trois éditions et 35 000 exemplaires vendus. Après 1969, le livre est épuisé et très recherché dans les boutiques d’occasion. Ce n’est qu’en 1995 que Pierre Bordas permit la réédition.


Quelle était votre idée de départ ?

J’ai eu cette illumination de marier la chanson à la rue. Cela n’avait jamais été fait. Pourtant on dit "cela court les rues", c’est dans les rues que se propagent les chansons. A cette époque, sur les marchés, sur les places… se produisaient des chanteurs et des chanteuses de rues. On s’entichait d’une chanson et on l’apprenait soi-même pour la rechanter lors du mariage de la cousine. La chanson était liée au peuple. J’aime beaucoup la chanson populaire. Elle est aujourd’hui en perte de vitesse. Après la guerre, les chansons intellectuelles de Saint-Germain-des-Prés étaient parfois belles, mais l’abus ne me plaît pas. Boris Vian était un homme de cœur, ultra-sympa. Les textes de Gainsbourg au début étaient extras, mais il a tourné. Il est difficile de garder la tête froide.

L’idée était donc de réunir les chansons populaires et les photos des rues : les chansons courent les rues.


Comment avez-vous fait pour convaincre ces célébrités ?

J’ai été rencontrer non pas des célébrités, mais des poètes, des chansonniers qui me touchaient pour leur proposer d’écrire un texte à partir de mes photos. Le premier que j’ai été voir, c’est Prévert, un soir, impasse Véron derrière le Moulin Rouge. Il m’a demandé : "Qui est là ?", d’une grosse voix et m’a fait entrer. Il était entre deux vins et m’a dit t "Ma femme cache la bouteille. On va pouvoir l’attraper si je monte sur une chaise". Ce fut une soirée merveilleuse. Au temps où je recherchai ma voie, c’est lui qui m’a ouvert la porte d’une poésie simple et forte, pas démagogique et qui demeure. Certains de ses sons me restent encore dans l’oreille. Ainsi, lorsqu’il m’a parlé de son ami Robert Desnos, mort en camp de concentration, j’ai senti toute la douleur, la sympathie de cet homme. Je l’ai revu trente fois. Il me recevait le matin. Il disait : "Tu viens jeudi". Il y avait d’autres personnes, artistes le plus souvent et des journalistes sympas. Il était tout sauf snob. C’est mon père spirituel. J’étais en osmose avec cet homme. J’avais peur pour lui car il picolait, mais il avait l’esprit solide. Cet homme bourru ne m’a jamais déçu. Il ne connaissait pas la politesse gentille, il connaissait celle du cœur. De Prévert, certaines choses ne restent pas, d’autres sont éternelles et collent à notre vie. Il est à la Pléïade ! Il correspond à une sensibilité du temps ou je découvrais la vie. Maintenant ma peau est plus tannée, cela rentre moins bien !

Prévert m’a ensuite parlé de ses amis, Francis Lemarque et les autres. J’avais déjà préparé la maquette et la forme visuelle. Ils n’avaient qu’à choisir une photo et remplir une page blanche. Ce qui est remarquable, c’est qu’aucun n’a choisi la même photo !

J’ai "eu" Maurice Chevalier à l’aéroport d’Orly. Brassens a été un des plus coriaces. Il détestait être sollicité, cela l’emmerdait. René Fallais m’a dit d’insister. Il a fini par écrire car il avait du cœur.


Les avez-vous revus ?

Oui, certains.


A votre avis, pourquoi votre livre a-t-il eu un tel succès ?

Il existe une magie dans ce livre. Je ne sais pas d’où elle vient. Pas de la nostalgie, puisque le livre a marché à l’époque. Peut-être d’une humanité. Je déteste les intellectuels. J’aime l’art, le monde sensible, pas ceux qui expliquent tout par la tête, les idées, ceux qui pensent. C’est un livre qui a de la chair, quelque chose de vivant, de perceptible au hasard des promenades.

Si la culture c’est être entre gens bien érudits, cela ne m’intéresse pas. Le ronron de France Culture m’emmerde. Pourtant, j’aime beaucoup la radio, c’est un compagnon quand on est isolé, un invité de chaque jour dans la maison. Daniel Mermet de France-Inter donne la parole à des gens très simples, à un berger des Cévennes, mais quelle profondeur ! Frédéric L’Odéon aussi parle de musique classique de façon charnelle, non pédante. Si l’art ne fait pas appel à la chair, au sang, à la souffrance, si le corps ne s’investit pas, c’est un jeu stérile. Mon livre doit toucher les gens car il a une partie de cela.

Je n’aime pas les grands bourgeois, les arrivés et les arrivistes, les gens qui misent sur l’avoir. L’élégance n’a pas besoin de luxe. Elle émane de l’être.


Pour faire votre livre, vous vous êtes promené dans Paris, qu’est-ce que cela veut dire se promener ?

Se promener c’est avoir le nez d’un chasseur et savoir observer. Tous les arrondissements de Paris ont du charme. J’ai évité le 16e arrondissement, quartier chiatique, pas spectaculaire, où tout se passe à l’intérieur des maisons. J’ai préféré les quartiers populaires, d’où me sont venues mes idées de gags.

A notre époque, on ne sait plus regarder, seuls les vagabonds et les amoureux regardent encore. Aujourd’hui, on va à une adresse.

La rue des Partants m’a donné ma première idée de mise en forme du livre. J’ai noté dans un calendrier d’y revenir en avril, lorsque la lumière sera plus favorable. Ensuite, j’ai joué avec le nom des rues et donné de plus en plus dans l’humour. J’ai organisé des mini-scénarios. Les gags ne sont ni des trucages, ni des instantanés, il suffit d’attendre le bon moment.

On a parfois dit que Doisneau ou moi étions des arrangeurs. C’est faux. Le hasard s’éduque, il faut lui tirer la queue. Rien n’est instantané, il ne faut pas croire que tout vient par enchantement. Il faut donner un coup de pouce au hasard.

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La dimension comique est importante dans votre travail ?

C’est vrai. Je suis friand de comique. Le sourire intérieur, c’est le nec plus ultra de l’élégance. Les comiques ont la politesse du désespoir ; ils montrent par un sourire ce que l’on pourrait prendre au tragique. Le dictateur est un film inoubliable. Pourtant, tout pointe vers la vieillesse. Au bout, on ne sait pas ce que c’est. On patauge dans le brouillard. Demain, on saura la suite. Ce qui est de l’ordre du mystique, de la sagesse et de la philosophie, est ce qui a le plus enchanté ma vie.


Qu’est-ce qui a le plus changé depuis 1954 ?

A l’époque, on était moins riche. Un couple sur cinq avait une voiture. Aujourd’hui on est de plus en plus égoïste, c’est chacun pour soi et il y a moins de convivialité. Il est vrai que les hommes n’ont jamais été bons, mais avant on reconnaissait son voisin.

Regardez l’ordinateur. C’est un gadget, une manière d’aller plus vite. Mais on n’écrit pas mieux. L’ordinateur a de la mémoire mais pas de souvenirs ! Ce qui m’intéresse, c’est la vie. Je n’ai pas la télé. Je vais la voir chez des amis ou dans un café du village. Les journaux ? J’en suis revenu.


Comment était le Paris de l’époque ?

Le Paris artisanal de l’après-guerre se prêtait à mon travail. Les bouchers blaguaient les passants, on vivait à la bonne franquette. Les passants m’aidaient. Ils peaufinaient les gags avec moi. On attendait l’éclairage idéal, ainsi "l’homme au miroir sans tête" ou "la femme à la Dauphine accidentée". Parfois, je rusais. Les gendarmes en service de Périgueux posant devant une pancarte de Bienvenue sont devenus acteurs comiques à leur insu.

En 1957, la photographie était encore quelque chose de magique, comme elle le reste dans certains pays du tiers-monde. Les enfants demandaient à être pris en photo.


Avez-vous été sollicité par des photographes en herbe ?

Quand j’étais plus jeune, j’étais beaucoup sollicité par des jeunes qui voulaient apprendre leur métier, comprendre comment réussir. Je leur disais qu’il fallait en vouloir, avoir de la persévérance. Moi, je suis arrivé à un moment où la période de défrichage se terminait, le créneau devenait de plus en plus étroit.

La couleur ne m’a jamais intéressé. J’aime ce qui est épuré, l’essentiel. En plus, on est pas assuré de la permanence de la couleur. Le noir et blanc est intemporel, il permet de garder des documents pour plus tard. J’aime l’essence, l’os, l’épine dorsale. Je suis ému par la beauté, par une sorte de valeur spirituelle, comme l’Abbé Pierre. L’humilité va avec le génie.

Le travail va toujours avec l’angoisse, elle permet d’aller plus loin. Tous les artistes sont angoissés.

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Quelle était votre ambition à 20 ans ?

Me débrouiller. ]’étais ému par la beauté. Je ne me suis pas trouvé artiste tout de suite, mais je prenais les arts au sérieux. Un homme politique, cela me fait rire. J’ai trouvé une réponse meilleure dans les arts. J’ai toujours été intéressé par ce qui est superflu pour les grands bourgeois. A l’école, j’étais considéré comme rêveur, à côté. Mais l’école je l’ai faite autrement. J’ai beaucoup lu. J’appartiens à ces gens qui ont la chance d’apprendre ailleurs qu’à l’école. L’école de la vie est celle de tous les jours. J’étais bègue, je butais sur les mots. Ma nervosité empêchait une expression régulière. Je me suis exprimé autrement.


Vous faites souvent référence au cinéma et vous vous définissez comme un cinéaste de l’image fixe, quels sont vos films préférés ?

Jacques Tati est un enchanteur. Mon fils de quatorze ans s’est fendu en regardant Jour de Fête. La génération nouvelle pige les gags à une vitesse incroyable. Tout ce qui est visuel, c’est leur truc. J’aime le visuel de qualité. Pourquoi mettre une parole lorsqu’on peut mettre une image.

Parmi les films que j’emporterai dans la tombe, se trouvent M. le Maudit de Fritz Lang, Goupi mains rouges, Casque d’or et Le Trou de Jacques Becker, les films de John Ford et ceux de Woody Allen. Le cinéma est quelque chose de sérieux, d’émouvant, à la naissance de tous les arts. C’est un raccourci de vie en une heure et demi, un condensé de réalité. Ainsi, une seconde au bistrot avec Raimu ou un instant avec Buster Keaton.

Le cinéma a longtemps été un art populaire. Les gens pouvaient se cultiver, mais c’était tout simplement de la vie, des moments de vie. J’aime l’humanité profonde du Voleur de bicyclette, car l’émotion des autres est mon émotion. Je déteste les mélodrames, car ce n’est pas au film de faire le trottoir. On y vient aussi, pour être déconnecté du monde. Les gens ne savent plus faire cela.


Comment définiriez-vous la poésie ?

La poésie n’est pas un état défini. Cocteau disait que la poésie se trouve dans tout : le roman, le cinéma, le mime, elle est partout. La poésie peut être induite, au cœur de toute chose. C’est une manière d’être et de vivre. On ne peut être poète tous les jours. Certains jours, on pense à sa propre défense. On est poète quand on a plus de recul avec ce que l’on est. Certains, par leur dignité, sont tout autant poètes que certains pontifes de la poésie française. C’est une question de bonté, de générosité, quelque chose de fraternel.

Un poète possède plein de cordes dont il peut user pour essayer de rendre meilleure la vie des autres.


Avez-vous été voir ce que la rue des Couronnes ou la rue de la Mare sont devenues ?

Non.


Pourquoi ne pas avoir continué la photographie ?

J’ai abandonné car cela ne me passionne plus. J’ai mon jardin, ma maison. Je me suis rapproché du lieu de ma naissance, vers l’Ouest, pour finir ma vie. Heureusement ici, les choses n’ont pas beaucoup bougé. Cela rend serein, sinon on a l’impression qu’on a volé quelque chose de notre enfance.


Anne-Isabelle SIX



Article mis en ligne en juin 2015.

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