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Témoignage

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Aux heures sombres (2)


Victor Zigelman continue à nous raconter la Résistance à laquelle il a participé jusqu’à la Libération de Paris. C’est aussi la période des arrestations y compris dans sa propre famille, juive, conformément aux mesures en vigueur à l’époque. C’est aussi la période des copains, dont beaucoup sont morts jeunes, ou qu’il retrouvera dans l’association Mémoire juive de Paris.

Donc, on voulait faire quelque chose. J’avais besoin de me relier à un groupe : j’aurais aussi bien pu être un enfant militant chez les catholiques ou ailleurs. Le fait d’être juif me donnait une condition dans laquelle j’ éprouvais un malaise ; l’idéal, ç’ aurait été d’être intégré au groupe des jeunes communistes français, mais il n’en était pas question.

Une fille qui connaissait mon père nous a mis en contact avec l’organisation des Jeunes Juifs Communistes. Elle m’a envoyé rue Basfroi, chez un gars qui s’appelait Roger Trugman, dans un petit atelier de maroquinerie. Je devais avoir 14 ans et demi, fin 40. À 18 ans, il était déjà un des responsables. Ensuite on a eu quelques réunions et puis il nous a branchés sur les jeunes du 20ème où mon premier responsable a été Henri Krasucki. J’avais 15 ans, il devait avoir 17 ans.

Alors là, je me suis épanoui… avec l’esprit bricoleur, l’esprit démerdard naturel que j’avais renforcé au travers de mes lectures de Bibi Fricotin ; l’esprit un petit peu anar des Pieds Nickelés.

Une femme responsable de la "littérature" nous amenait des paquets de tracts. On allait sur un marché, à la sortie de nos métros favoris dans le 19eme - Pyrénées, Jourdain , Place des Fêtes, Porte des Lilas - : parce qu’il y avait des escaliers roulants, tellement longs. On se mettait en haut ; quand arrivait une fournée qui sortait du métro, on leur balançait ça sur la tête et puis on se tirait à toute vitesse.

Il y avait : un lanceur, une fille qui amenait les tracts, et deux autres étaient soi-disant "la défense". On avait un tournevis,… , une canette de bière… , un marteau… , qui théoriquement auraient dû déclencher la défense. Mais dans la pratique il n’y a jamais eu de défense, on était des enfants.

On risquait de se faire arrêter au premier lancer de tracts qu’on a fait au métro Bagnolet (aujourd’hui Alexandre Dumas), sur le marché, c’est Marcel Cytryn qui les a lancés. Il s’est fait piquer par des flics en civil… et nous on est restés comme des cons. Il a été arrêté, interné, à Pithiviers je crois, et ensuite il est mort en déportation. Dès la première fois.

On évitait la foule. On se donnait rendez-vous dans des lieux assez peu fréquentés, par exemple au Guignol des Buttes-Chaumont. C’était un quartier assez calme le 19eme la rue des Annelets, il y avait des endroits assez déserts. On se donnait des rendez-vous dans" la campagne à Paris" : rue du capitaine Ferbert, les petites villas, vers Bagnolet.

Un jour pour faire de l’agitation, on a fait des petites affichettes "signées du maire du 20ème" annonçant une distribution de 2 kilos de pommes de terre gratuites (!) par famille, à la Mairie… ! On a collé ça en 41-42 dans le 20ème et dans le 19eme. Deux copains ont été arrêtés ce jour-là. Et heureusement pour eux, au lieu d’être déportés, ils sont passés en jugement devant un tribunal français qui les a condamnés à la maison de correction. Si bien qu’ils ont pu échapper à la déportation.

Vive la France, À bas les Boches !

En juillet 41, après des arrestations, nous les jeunes avons fait une manif. De République, on a remonté tout le Faubourg du Temple et ensuite le rue de Belleville. Tout s’était bien passé. Avec des slogans "Vive la France, À bas les Boches" … Que des jeunes, c’étaient les jeunes communistes et parmi eux beaucoup de jeunes Juifs. Mais en août 41, lors d’une autre manif (à quelques centaines, avec des drapeaux bleu-blanc-rouge … ), il y a eu des arrestations. Un jeune Juif (Samuel Tyszelman) et un jeune Français (Henri Gauthereau) ont été arrêtés et fusillés. A ce moment-là, on s’est dit que c’était trop dangereux de faire des manifs.

En août 41 a eu lieu la rafle dans le 11ème arrondissement. Mon père a été arrêté ce jour-là. Mercredi 20 août 41. Deux flics ont frappé à la porte. Mon père étant allé s’inscrire au chômage, ma mère a cru que les flics venaient pour vérifier s’il ne travaillait pas à la maison.

C’est vous Isidore Zigelman ?

Bêtement, elle a ouvert. Deux inspecteurs français - c’est drôle, on était au mois d’août, ils étaient en imperméable : "c’est vous Isidore Zigelman ? " "Oui". "Habille-toi, on t’emmène". Il était 7 heures du matin, on était encore couchés. Alors il a fait sa petite musette et il est descendu. Dans la rue, il y avait comme ça plein de Juifs, qui attendaient comme mon père sur le trottoir. Il y avait quelques soldats allemands dans la rue, mais essentiellement des policiers français.

Mon père était malade, il avait une double hernie. Il a montré un papier d’admission à l’hôpital pour se faire opérer. L’un des flics a regardé l’autre avec un regard interrogatif et l’autre a fait un signe de dénégation ; ils l’ont embarqué. C’est là que le camp de Drancy a commencé à entrer en activité.

Ils arrêtaient à partir de 16 ans. Mon père a dit : "Mais il n’a pas 15 ans" et ils m’ont laissé avec ma mère et ma petite sœur. Ils l’ont embarqué. Il a été déporté par le premier convoi, pour Auschwitz.

J’ai su bien plus tard en faisant des recherches qu’il était mort le 14 août, exactement 51 semaines après son arrestation. Les premiers jours, on ne savait pas où ils étaient. Après, le bouche à oreille nous a dit : "Ils sont dans un camp à Drancy". C’est seulement au bout de quelque temps qu’on a pu envoyer un colis. En retour, un mois après, mon père nous a fait parvenir du linge sale … Mon père était un petit gros, et les boutons du caleçon avaient été déplacés de 30 centimètres. Rien qu’avec ça, on a compris qu’il était devenu squelettique. Le premier mois à Drancy, il n’y avait rien à bouffer. Les premiers jours, il n’y avait que de la flotte. Ils ont décollé. Il y a eu des morts, nombreux, les premières semaines.

Et puis… les rafles… le fameux Vel-d’Hiv.

Et puis est arrivée l’année 42, le 16 juillet 42 où il y a eu les rafles avec les femmes et les enfants. Le fameux Vel-d’Hiv. Ma tante a été arrêtée rue Julien Lacroix. Elle a été tellement paniquée que les flics viennent l’arrêter, qu’elle est rentrée dans la cuisine, a ouvert le réchaud à gaz et s’est mise à haleter au dessus pour s’asphyxier. Elle voulait mourir sur place tellement elle était paniquée.

En haut de la rue de Belleville, juste un peu avant d’arriver rue des Pyrénées, il y avait comme une grande cour où on les avait parqués. C’est de là que partaient les autobus pour Drancy.

Les gens ont été surpris. Des bruits couraient mais personne ne croyait qu ’on arrêterait des femmes , des enfants et des vieillards. J’ai vu sortir des vieillards sur des civières.

J’étais caché. Je dormais à ce moment-là dans une chambre de ma tante. Ce fameux 16 juillet, de la fenêtre je voyais dans la rue Sainte-Marthe - dans le 10eme arrondissement - les flics casser les portes de la maison en vis-à vis, pour arrêter des gens ., des femmes qui hurlaient.

Quelque temps après, les flics ou les Allemands ont apposé des scellés sur ces appartements. Des déménageurs sont venus ensuite les vider ; c’était vraiment beaucoup d’efforts pour pas grand chose. Ils jetaient des bouts de bois - c’était des meubles misérables -, des photos de famille…

Lorsque 40-45 ans plus tard, on m’a demandé : "Veux-tu nous donner un coup de main à la Mémoire Juive de Paris, pour recueillir des photos ?", ça a fait tilt : "Oui, il faut absolument sauver les photos qui restent, parce que, sans ça, ça va disparaître dans un grand oubli". Et ces photos anonymes témoignent encore, sinon ces gens seraient morts définitivement, ne laisseraient plus de traces dans l’histoire.

Après on est entrés dans une véritable clandestinité…

Après on est entrés dans une véritable clandestinité, la vie est devenue intenable. Les Juifs étrangers étaient pourchassés. Il y avait des Juifs français qui vivaient chez eux, qui portaient l’étoile, qui travaillaient même, dans certains secteurs. Il y avait tout un tas de prescriptions : porter l’étoile - couvre-feu entre 8h du soir et 6h du matin - voyager seulement dans le dernier wagon du métro - faire les courses entre 3 et 4 heures … juste avant la fermeture, quand il n’y avait plus rien dans les magasins - interdiction de la fonction publique - interdiction de rentrer dans un square - interdiction d’aller au cinéma

Je n’avais pas encore de faux papiers, mais j’avais déjà été arrêté une fois par les flics. J’ai porté l’étoile pendant une semaine. C’était je crois du 7 juin 42 au 12 juin, date de mon arrestation, et puis après je suis rentré dans la clandestinité. J’étais donc illégal, je ne portais plus l’étoile. Je marchais dans la rue tranquillement. J’étais inconscient d’ailleurs.

On avait un voisin, M. Pagant, un charmant homme qui vendait du pinard. On ne buvait pas de vin chez moi, mais on allait probablement acheter du vinaigre ou de l’huile. Quand (ensuite) il a fallu que je loue quelque chose, on m’a dit : "Vous êtes trop jeune, vous n’êtes pas majeur". J’ai été inspiré. Je suis entré chez le marchand de vins : "M. Pagant, est-ce que vous pourriez louer une chambre à votre nom ? bien évidemment je paierai le loyer".

Il n’a fait ni une ni deux. Lorsqu’il y avait des bruits de rafle, ma mère allait dormir chez des voisines françaises. J’insiste là-dessus, parce que si beaucoup de Juifs ont été rescapés, c’est que dans les quartiers, beaucoup ont été sauvés par beaucoup de Français. Il y avait des flics, des salauds, des lettres de dénonciation, des accapareurs, de tout. Mais il y avait aussi beaucoup de Français de cœur. Le plus rigolo, c’est que c’étaient des gens qui souvent n’aimaient pas particulièrement les Juifs.- Mais dans la détresse, tout d’un coup …. ça a été après le 16 juillet 1942, quand on a arrêté les femmes. Alors là, il s’est passé quelque chose. Les Français se sont dit : "Là, c’est pas possible". Tant que c’étaient les hommes, on disait : "On les envoie travailler, ils vont remplacer des prisonniers de guerre"… on pouvait croire n’importe quoi.

Mais à partir du moment où on a arrêté des femmes et des enfants. alors là il s’est passé quelque chose. Les Français ont alors été vraiment… à la hauteur… Je me suis retrouvé chez moi, à ce moment là.

On savait qu’on risquait notre peau, mais c’était quand même exaltant.

Même chez les jeunes dans la Résistance, il y avait un côté… pas cow-boy, mais un côté aventure. On savait qu’on risquait notre peau, mais c’était quand même exaltant. Dans les péripéties, il n’y avait pas que le drame et la tragédie. On avait une vie culturelle fantastique. J’ai découvert, parce que j’étais un enfant qui n’avait pas beaucoup lu… On allait au théâtre, on allait au cinéma, on lisait des livres, on se passait des bouquins. Je me suis épanoui dans un bain culturel extraordinaire… Romain Rolland, Malraux, le Palais de la Découverte avec les chromosomes, les gènes et Jean Rostand. C’était la musique avec les concerts tous les dimanches après-midi à 5 heures, Pasdeloup, Gaveau, Pleyel, le Châtelet, les concerts du Conservatoire rue Bergère, Honegger dirigeant la "danse des morts" avec Jean Louis Barrault…

Je ne sais pas… je vivais. Alors là c’est un grand mystère, comment je vivais. Je bouffais au restaurant communautaire de Pétain ; ça s’appelait le Resco. On mangeait selon ses revenus ; le même menu était servi à 6, 8, 10, 12 francs. Moi, j’avais des tickets pour bouffer à 6 francs. C’était dégueulasse, mais enfin je n’avais pas le choix, il n’y avait pas autre chose, j’étais tout seul, j’avais 16 -17 ans. Il fallait bien que je mange.

Beaucoup ne sont pas revenus…

Énormément de copains à moi, dont Krasu, ont été arrêtés et déportés (…) en mars 43, après une très longue filature. Un certain nombre sont revenus, d’Auschwitz, de Buchenwald, d’autres camps. Et beaucoup ne sont pas revenus bien évidemment. Dans ce film (passé à la télévision Des terroristes à la retraite), il y a mon copain Raymond Kojitsky (…) rue de la Mare. Mon autre copain était déjà plus âgé. On a pris sa femme, ses enfants. Charles Micflickier est devenu FTP (Franc-Tireur-Partisan).

Mon copain Henri Tuchklaper - on l’appelait le plombier, Henri - le plombier que j ’ai fait rentrer dans les FTP- a été arrêté, je crois, le jour de son anniversaire. Il venait d’ avoir 17 ans le 8 juillet 1943. Il a été fusillé le 1er octobre 43, au Mont-Valérien. Il n’a pas de station de métro à son nom

Tous ces gars ont fait des actions prodigieuses, mais ils ne se sentaient pas dans la peau de héros. C’étaient des gens comme vous et moi. Dans des circonstances anormales, on devient anormal. Je ne veux pas que ça disparaisse totalement, parce que, à ce moment- là, ils seront totalement morts. C’est tout.

Au moment de la Libération… On était sur les barricades.

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Barricade Rue des Pyrénées. Collection particulière.


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Barricade à l’entrée du métro Jourdain. Photo Yvette Saltet.

Au moment de la Libération, il y a eu des chars dans le 19ème dans le 10ème aussi. Personnellement je me suis trouvé à la mairie du 11ème et ensuite à la République, sur le boulevard Voltaire. On était sur les barricades.

Ça s’est improvisé. Si les Allemands avaient voulu nous les foutre en l’air, c’était vite fait-bien fait. Mais on espérait comme ça les empêcher de fuir, leur poser des chicanes.

Quand ils ont commencé à tirer avec les tanks, place de la République, on s’est tous égaillés dans la nature. On s’est tous planqués parce qu’on n’avait pas d’armes. On a fait ce qu’on a pu, les mains vides.


Barricade Rue de Belleville. Collection particulière.

Bataillon 51-22 du 1er régiment de Paris.

2-3 jours après la Libération effective, on est tous allés s’engager à la caserne Reuilly, et on a constitué une compagnie juive, de jeunes Juifs, qui s’est appelée la compagnie Rayman. On était peut-être 200.

On était volontaires pour monter au front. C’étaient les Juifs résistants sur Paris, c’était lié aux FTP et à la Résistance, au CNR (Conseil National de la Résistance) : le Bataillon 51-22 du 1er régiment de Paris.

Une colonne est montée au front avec Fabien (pseudonyme dans la Résistance de Pierre Georges). Ils ont été décimés ; on devait les suivre et on ne les a jamais suivis. On a su le fin mot de l’histoire après, parce que l’armée officielle ne nous faisait pas confiance. D’abord on était catalogués communistes, ensuite on était juifs, enfin on était jeunes. On n’était pas formés pour faire des combattants. Les communistes à ce moment-là s’affrontaient avec les réseaux gaullistes. Il y avait les milices patriotiques, on les désarmait…C’était pas simple. Alors on a trouvé plus simple de nous mettre "en réserve de la République". Si bien qu’on n’a pas été très efficaces. J’ai glandé dans l’armée française, à moins de 18 ans, pendant un an et demi presque, à ne pas faire grand chose. Jusqu’au jour où on m’a démobilisé. Point final.

Alors là a commencé ma vie professionnelle et sentimentale, en dehors des partis politiques : la vie de tout le monde !

Propos recueillis par L.D.

L’association « Mémoire Juive de Paris » participe à l’édition d’un ouvrage : « Images de la Mémoire Juive - Immigration et intégration en France » à paraître en novembre 1994. MJDF : 20 Rue du Soleil - 75020 Paris.


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Construction d’une barricade à Belleville. Collection particulière.

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Barricade Rue de Belleville. Photo Yvette Saltet.


Les documents qui illustrent cet article nous ont été aimablement prêtés par la section du XXème arrondissement du P.C. de Paris et ont illustré la plaquette qu’elle a éditée sur la Libération de Paris dans le XXème arrondissement.

Article mis en ligne par Mr Antoine Seck, collaborateur à La Ville des Gens. Actualisé en décembre 2013.

Quartiers Libres, le canard de Belleville et du 19ème (1978-2006) numérisé sur le site internet La Ville des Gens depuis 2009.

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