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Du nouveau sur la Commune


À l’approche du printemps, trois ouvrages récents sont consacrés en partie ou en totalité au Paris du siège de 1870 et de la Commune, objet plus particulièrement d’une nouvelle interprétation stimulante, que l’on peut d’ailleurs aussi appliquer aux événements de mai 1968 dont nous célébrerons prochainement le quarantième anniversaire.

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Barricade rue de Puebla, aujourd’hui avenue Simon Bolivar - Mars 1871.


Martin Breaugh L’expérience plébéienne. Une histoire discontinue de la liberté politique, Payot, Paris, 2007.

En 494 avant Jésus-Christ, nous rapporte Tite Live, la plèbe romaine se retira au sommet du Mont Aventin, où elle établit un camp « sans général », c’est-à-dire sans chef politique. Pour maîtriser l’insurrection, le Sénat de Rome envoya Menenius Agrippa en ambassade. Celui-ci s’adressa directement aux plébéiens en leur racontant la fable de l’estomac et des parties du corps. Les parties se révoltaient contre l’idée d’approvisionner l’estomac en aliments, lequel n’avait qu’à jouir des plaisirs qu’on lui procurait. Mais en refusant d’alimenter l’estomac, les parties du corps finirent par s’affaiblir elles-mêmes. La morale de cette fable était limpide : la sécession de la plèbe pénalisait la plèbe elle-même et pour que toute société fonctionne, il convenait que les ordres coopèrent. L’ambassade d’Agrippa fut un succès.

La plèbe délaissa l’Aventin et son camp « sans général » et accepta de revenir à l’intérieur des murs de la Ville, non sans avoir obtenu la création des tribuns qui, sans instaurer une hiérarchie chez ceux qui affirmaient face aux patriciens leur égalité radicale, instituaient cependant parmi eux une certaine forme de différenciation. Un ordre peut surgir du désordre engendré par la lutte entre le Sénat et la plèbe en concluait pour sa part Machiavel, relisant Tite Live dans son Discours sur la première décade. Pour Martin Breaugh, professeur de sciences politiques à l’Université York de Toronto et chercheur associé à l’Université du Québec, cette première sécession est emblématique de la « pensée de la plèbe » sur l’accès du grand nombre à l’action politique. L’expérience plébéienne, comme transgression de l’ordre de la domination, se caractérise par trois traits constitutifs fondamentaux : comme « commune insurrectionnelle », elle met en avant un principe reposant sur une politique du peuple, le communalisme, et sur une pratique de la liberté politique, l’agoraphilie. Enfin, elle relève d’une temporalité propre que la sociologue Hannah Arendt a qualifié de brèche : une irruption événementielle qui rompt provisoirement l’ordre de la domination, qui ne peut cependant s’inscrire dans la durée mais qui, malgré sa brièveté relative, laisse des traces.

De l’Antiquité à nos jours, l’expérience plébéienne s’affirme ainsi dans son double mouvement qui va du refus de la domination au désir d’expérimenter un nouvel « être ensemble », sous le signe de la liberté. À partir de la fin du XVIIIème siècle, elle se trouva confrontée à ce que Breaugh appelle la « configuration politique dominante de la modernité », qui prend appui sur le gouvernement représentatif, le système des partis politiques et le développement des grandes bureaucraties. Au passage, Martin Breaugh rappelle opportunément qu’à ses origines, le gouvernement représentatif s’opposait à la démocratie.

Rousseau, adversaire de la représentation, affirmait déjà que la souveraineté ne saurait être représentée et que le système représentatif bornait la liberté des hommes. Mais c’est la doctrine politique de Montesquieu qui l’emporta finalement : la représentation était nécessaire, car la masse des citoyens ne possédait pas à un degré suffisant la capacité nécessaire pour discerner les mesures commandées par l’intérêt national. Le peuple était seulement capable de choisir des représentants qui devaient gouverner à sa place, car possédant des qualités supérieures. Le gouvernement représentatif constitue donc une forme de démocratie que l’on peut qualifier « d’aristocratique ».

Les élections établissent un principe de distinction entre les élus et les citoyens, puisqu’elles distinguent des personnes dont les qualités sont réputées supérieures à la moyenne, alors que le tirage au sort garantit seul une stricte égalité entre les citoyens. L’élection assure donc le caractère aristocratique ou patricien du système représentatif, tout en donnant un vernis démocratique à l’action politique.

L’insurrection plébéienne, attachée au principe de la démocratie directe qui garantit la participation du plus grand nombre aux affaires politiques, se trouve donc légitimée à se dresser contre un gouvernement représentatif, fut-il issu du suffrage universel, comme la Commune de Paris en offre le parfait exemple dans sa lutte contre l’assemblée et le gouvernement de Versailles.

À partir de ce constat, Martin Breaugh s’attache à l’étude de trois grandes résurgences du principe plébéien dans notre modernité : les sans-culottes parisiens de 1792 à 1795, les jacobins anglais de 1792 à la fin de 1796 (dont la lutte fut prolongée par l’insurrection des tisserands écossais de 1797 puis par la révolte des Irlandais de 1798) et les communards de 1871. Comme « sans-culotte » et « jacobin », les termes « communard » ou « communeux » étaient à l’origine péjoratifs. La composition sociale du mouvement, artisans ou prolétaires, a d’ailleurs été sujette à un débat historiographique important.

La Commune s’est en fait singularisée par le caractère composite de ses partisans, selon une pluralité tout à fait caractéristique de la pensée politique de la plèbe. La cohésion des communards fut en définitive beaucoup plus politique que socio-économique. On retrouve donc aisément dans la pratique politique de la Commune les trois caractéristiques fondamentales de l’expérience plébéienne : le communalisme, l’agoraphilie et la temporalité de la brèche. Le pouvoir politique communaliste s’exerça à trois niveaux distincts : à l’Hôtel de Ville pour l’administration civile et militaire, dans les mairies d’arrondissements et enfin dans les rues et les squares, lieux de formation de l’opinion publique.

L’espace politique communaliste fut ouvert aux femmes et même aux enfants, considérés jusqu’alors comme « apolitiques ». La Commune réussit à créer des instances démocratiques locales, tout en assumant l’administration de la ville. Elle opéra une triple destitution politique, économique et sociale des classes dominantes, qui explique en retour le déferlement de haine et de vengeance qui se manifesta lors de la « Semaine sanglante ». Elle fut une tentative d’édifier une forme d’organisation politique moderne non étatique, qui s’inscrivit contre la représentation de l’Etat moderne. La Commune s’affirma également comme un pouvoir non coercitif, fondé sur l’idée d’une démocratie directe au sein de laquelle la citoyenneté active constituait l’élément essentiel. « Antithèse directe de l’Empire », selon la célèbre formule de Marx, elle constitua une tentative pour supprimer la domination d’une classe en abolissant le pouvoir de l’État.

Comme pouvoir ne prétendant pas s’exercer sur autrui mais avec autrui, l’expérience plébéienne pose également la question du « lien humain », c’est-à-dire de l’étude des éléments et des facteurs qui rassemblent des individus singuliers au sein d’une même communauté. Dans le « Paris libre » de 1871 se mit en place un lien humain régi par le principe de l’association. Le principe de l’association se trouvait au cœur des revendications sociales et révolutionnaires depuis 1830, au point de ralliement de plusieurs tendances distinctes. Pendant les 72 jours de la Commune, le principe de l’association se développa dans les trois domaines économique, social et politique. Clubs et comités locaux foisonnèrent alors. Et jusqu’au sein même de l’assemblée communale, les élus furent soumis à la règle du « mandat impératif », selon la conception « rousseauiste » des élus mandataires, dans la dépendance de leurs commettants.

L’histoire contemporaine offre donc plusieurs exemples de la permanence d’une politique du peuple communaliste, comme action directe du grand nombre impulsée par un désir de liberté. Ces expériences sont incapables de fonder durablement un nouvel ordre politique, mais les mouvements plébéiens laissent des traces et survivent également comme « mémoire plébéienne ». Au XXème siècle, la Révolution allemande de 1918/1919, la guerre civile espagnole ou les événements de 1968 en Europe occidentale, entre autres, illustrent aussi la vitalité des traditions communalistes et agoraphiles. Clisthène avait déjà, dans l’Athènes classique, posé le principe de l’isonomie, c’est-à-dire de l’égalité des citoyens devant la loi et de l’égale participation des citoyens dans l’élaboration de la loi. Mais la revendication plébéienne de l’isonomie paraît bien utopique et, en ce sens, l’expérience plébéienne peut être qualifiée d’isonomie utopique.

Pendant quatre mois, du 15 septembre 1870 au 29 janvier 1871, Jacques-Henry Paradis a tenu son journal, une chronique au jour le jour du siège de Paris par les Allemands. L’auteur a tout consigné, avec talent, en particulier la profusion des rumeurs et des fausses nouvelles, la peur des bombardements et l’expérience traumatisante de la pénurie alimentaire. Homme d’ordre, admirateur de Thiers, il livre aussi un témoignage intéressant sur la montée de l’agitation révolutionnaire à la veille de la Commune.

À l’été 1871, au lendemain des fureurs destructrices de la Semaine sanglante, la visite des ruines calcinées de la guerre suscita l’intérêt des curieux : les Parisiens eux-mêmes mais aussi des touristes d’un genre un peu particulier qui affluèrent bientôt de la France toute entière et de l’étranger, notamment d’Angleterre.

Paris, au lendemain de la Commune, ressemblait à une ville fantôme. Les visiteurs furent sidérés par l’ampleur des destructions, sans pareilles dans l’histoire des précédentes révolutions parisiennes. Les Tuileries et l’Hôtel de Ville avaient été incendiés, la Colonne Vendôme était à terre, l’hôtel particulier de Thiers sur la place Saint-Georges fortement endommagé.

Les Versaillais de Mac Mahon, dans leur progression qui visait à contourner les barricades plutôt que de les attaquer de front, avaient percé des immeubles et établi des positions de tirs dans les étages supérieurs. Les fédérés avaient mis le feu aux bâtiments, préférant détruire Paris plutôt que de le rendre à l’adversaire. Dans la lignée des travaux d’Alain Corbin et de Michel de Certeau, Eric Fournier a voulu écrire non une chronique des évènements, mais une histoire des « expériences sensibles », prenant appui aussi bien sur des sources littéraires ou journalistiques hostiles aux insurgés que sur des souvenirs de communards. Il redonne ainsi vie aux émotions les plus intimes et les plus fugaces des contemporains et ressuscite aussi la trouble fascination des partisans de l’ordre pour la « poétique des ruines ».


Michel Fabréguet

Jacques-Henry Paradis - Journal du siège de Paris. Septembre 1870-janvier 1871, Tallandier, Paris, 2008->http://des-gens.net/Jacques-Henry-Paradis.

Eric Fournier - Paris en ruines. Du Paris Haussmannien au Paris communard, Éditions Imago, Paris, 2008.



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Destruction de la colonne Vendôme - Commune de Paris.

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Rue de Rivoli - 1871.

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Incendie de l’Hôtel de Ville - 1871.

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Champs Élysées - 1871.

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Barricade du canal St-Martin 1871.

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Commune de Paris : les docks de la Villette après les combats.



Article mis en ligne en 2010 par Salvatore Ursini. Actualisé en octobre 2013.

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