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Histoire

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Émile Henry : le Saint-Just de l’anarchie


JPEG - 64.6 koQui se promène aujourd’hui dans les petites rues en haut du jardin de Belleville verra son attention attirée par une plaque située à l’entrée de la villa Faucheur, rue des Envierges. Sa lecture nous apprend que, ici même, Émile Henry fabriqua la bombe qu’il jeta dans la soirée du 12 février 1894 à l’intérieur du café Terminus, près de la gare Saint- Lazare, à une heure de grande affluence, blessant vingt personnes, dont une mortellement.

Cet attentat s’inscrivait dans une longue série qu’avait inaugurée Ravachol deux années auparavant. Tout avait commencé le premier mai 1891 : au moment où la troupe tirait à Fourmies, commune ouvrière du Nord, faisant dix morts, dont deux enfants, et soixante blessés, trois anarchistes étaient arrêtés à Clichy après un échange de coups de feu avec la police qui tentait de les empêcher de manifester. Passés à tabac au commissariat, ils furent laissés sans soin malgré leurs blessures. Le 28 août suivant, au procès, la peine de mort était requise par l’avocat général Bulot qui ne fut heureusement pas suivi par les jurés dans ses excès, mais les peines furent néanmoins jugées sévères au regard des faits reprochés : cinq et trois ans de prison. Les accusés utilisèrent les Assises comme une tribune et leur déclaration au procès, très remarquée, fut un véritable manifeste anarchiste :

"Au sein de cette pourriture qui ronge les puissants et de ce servilisme qui déshonore les faibles ; au sein de cette cynique hypocrisie qui caractérise les grands et de cette incroyable naïveté dont meurent les petits ; au milieu de cette insolence qu’affichent les "en haut" et de cet aplatissement qui flétrit les "en bas", se dresse une poignée de valeureux, phalange que n’a point contaminée la morgue des insolents, ni entamée la platitude des humbles.
 
Hier, demi-quarteron, aujourd’hui armée, demain foule innombrable, ils vont où est la vérité ne se souciant pas plus des ricanements apeurés des riches que de l’indifférence morne des humbles.[ … ] Haut les cœurs et les fronts ! Prenez conscience de vos droits ! Naissez enfin à la dignité ! Laissez grandir en vous l’esprit de révolte, et avec la liberté vous deviendrez heureux ! Voilà, messieurs ce que sont les anarchistes. Tel est leur langage, tel le nôtre." [1]

Un climat très lourd

Le défi lancé par les accusés allait être relevé, et quelques mois plus tard, en mars 1892, deux bombes explosaient aux domiciles du président Benoit qui avait dirigé les débats et du substitut Bulot qui avait requis la peine de mort. L’auteur de ces deux attentats, un peu trop bavard, était arrêté quarante-huit heures plus tard : il s’agissait de François Koenigstein, dit Ravachol.

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Ravachol.

Jugé le 26 avril, il fut condamné à mort et exécuté le 11 juillet 1892. D’abord réservé à l’égard de Ravachol à qui étaient reprochés, outre ces attentats, des actes quelque peu crapuleux qui lui valurent la peine capitale, les anarchistes, impressionnés par sa dignité au moment du procès et par son grand courage lors de l’exécution, lui rendirent un vibrant hommage, en particulier les intellectuels : "Je connais peu d’hommes qui le surpassent en générosité", déclarait Elysée Reclus, un des plus grands géographes de son temps, tandis que Paul Adam, écrivain, l’appelait "le rénovateur du sacrifice essentiel". Des appels à la vengeance furent lancés.

Un climat très lourd s’installa alors, en particulier dans la capitale, où les esprits étaient surexcités. Des lettres de menace anonymes se multiplièrent à l’encontre de magistrats, de religieux, de propriétaires, de patrons, de concurrents commerciaux, de concierges : on en compte 2 967 pour la seule année 1892. [2]. Dans une atmosphère de crainte, les jurés convoqués aux procès politiques se récusaient ; à deux reprises, il arriva que des magistrats effrayés prennent la fuite avant le procès dont ils avaient la charge. Le commissaire responsable de l’arrestation de Ravachol se vit donner congé par son propriétaire effrayé par les menaces d’attentats contre son immeuble et eut bien du mal à trouver un nouveau logement.

Auguste Vaillant contre la chambre des députés…

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Auguste Vaillant.

Les attentats contre les biens ou les personnes furent nombreux en 1892 et 1893, mais la plus éclatante et la plus populaire de toutes ces actions fut, sans conteste, celle commise par Auguste Vaillant contre la chambre des députés le 9 décembre 1893. La bombe à clous, qu’il lança en pleine séance, blessa un grand nombre de personnes sans cependant en tuer aucune, conformément aux intentions de Vaillant qui déclara au procès avoir voulu impressionner mais non donner la mort. Il fut pourtant condamné à la peine capitale, et un mouvement de solidarité en sa faveur se développa bien au-delà des cercles anarchistes. Une pétition à l’initiative de l’abbé Lemire, député blessé lors de l’attentat, recueillit même soixante signatures à la Chambre. Le président Carnot hésita à accorder sa grâce, mais Vaillant finalement fut exécuté le 5 février 1894 et, comme d’autres avant lui, comme Ravachol surtout, il mourut avec courage, criant des slogans anarchistes au moment même où le couperet tombait.

Après sa mort, sa tombe, au cimetière d’Ivry, fit l’objet d’un véritable culte, des chansons exaltant son action et son destin tragique furent composées. Certaines furent fort applaudies le 31 décembre au soir dans les cafés de Belleville. S’il fut ainsi célébré, c’est qu’il s’était attaqué à un Parlement discrédité par le récent scandale financier de Panama et que les sentiments anti-parlementaristes gagnaient du terrain chez les ouvriers.

Vengeance !

JPEG - 95.2 koOn voulut venger Vaillant, comme on avait voulu venger Ravachol, et c’est là qu’Émile Henry, auteur d’un précédent attentat pour lequel il n’avait pas été inculpé, entra en scène. Dans sa petite chambre de la villa Faucheur, qu’il avait loué quelques semaines plus tôt sous le nom de Louis Dubois, et dans laquelle il avait entreposé toutes les substances nécessaires à la fabrication d’engins explosifs, il s’occupa à la fabrication d’une bombe. Dans la soirée du 12 février, il l’accrocha à sa ceinture et se dirigea, armé d’un pistolet, vers l’avenue de l’Opéra. Son choix se porta sur le café Terminus où la foule se pressait autour d’une estrade où jouait un orchestre ; c’est là qu’à neuf heures précises il lança sa bombe. Il fut arrêté quelques minutes plus tard après une course poursuite dans les rues autour de la gare Saint-Lazare. Interrogé par la police, il s’accusa d’un attentat commis dix-huit mois auparavant contre le siège de la Société des mines de Carmeaux qui avait provoqué la mort de cinq personnes au commissariat de police de la rue des Bons-Enfants où la bombe, découverte sur les lieux, avait été transportée. Il expliqua au procès qu’il avait voulu exprimer sa solidarité avec les mineurs de Carmeaux qui venaient de conduire une longue grève qui s’était achevée par une défaite :

"J’ai voulu montrer à la bourgeoisie que, désormais, il n’y aurait plus pour elle de joie complète, que ses triomphes insolents seraient troublés, que son veau d’or tremblerait sur son piédestal, jusqu’à la secousse définitive qui le jetterait bas dans la fange et le sang. En même temps, j’ai voulu faire comprendre aux mineurs qu’il n’y avait qu’une catégorie d’hommes, les anarchistes, qui ressentent sincèrement leurs souffrances et qui sont prêts à les venger. Ces hommes-là ne siègent pas au Parlement, comme messieurs Guesde et consort, mais ils marchent à la guillotine." [3]
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Interrogatoire d’Émile Henry.


Le révolté marche à l’échafaud.

Qui était donc ce pâle jeune homme de vingt-deux ans, aux cheveux châtains coupés en brosse, qui comparut devant les assises de la Seine le 27 avril 1894 ? Émile Henry est né en Espagne, le 26 septembre 1872, d’un père communard, condamné à mort par contumace, et qui ne put rentrer en France qu’en 1882, après l’amnistie. Élève au lycée ]ean-Baptiste-Say, il effectua une brillante scolarité, accumulant les prix d’excellence. Admissible à Polytechnique à l’âge de 17 ans, il ne passa pas la seconde partie des épreuves et exerça alors diverses professions dans le commerce ou l’industrie. Très jeune, il fréquenta les milieux anarchistes, où évoluait déjà son frère aîné, Fortuné Henry, connu comme orateur de talent. D’abord hostile aux attentats aveugles, Émile Henry semble avoir évolué en quelques mois, peut-être à la suite de l’exécution de Ravachol, en se faisant, dès août 1894, le propagandiste de la violence, louant les actes de révolte brutale"qui réveillent la masse, la secouent d’un violent coup de fouet et lui montrent le côté vulnérable de la bourgeoisie, toute tremblante encore au moment où le révolté marche à l’échafaud." [4]

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Émile Henry - Photos anthropométriques - Préfecture de Police.


Anciens professeurs et anciens condisciples vinrent nombreux au procès pour témoigner en sa faveur. L’un de ses anciens maîtres dit de lui : "C’était un enfant parfait, le plus honnête qu’on puisse rencontrer." Au procès, Émile Henry, au contraire de Vaillant, affirma avoir voulu tuer le plus grand nombre de personnes possibles et n’exprima qu’un seul regret face aux actes qui lui étaient reprochés : n’avoir pas fait davantage de victimes. Il lut une longue déclaration, d’une tournure très littéraire, qui s’achevait ainsi : "Dans cette guerre sans pitié que nous avons déclaré à la bourgeoisie, nous ne demandons aucune pitié, nous donnons la mort, nous saurons la subir. Aussi, c’est avec indifférence que j’attends votre verdict. Je sais que ma tête n’est pas la dernière que vous couperez : d’autres tomberont encore car les meurt-de-faim commencent à connaître le chemin de vos grands cafés et de vos restaurants Terminus et Foyot. Vous ajouterez d’autres noms à la liste sanglante de nos morts. Vous avez pendu à Chicago, décapité en Allemagne, garrotté à Jerez, fusillé à Barcelone, guillotiné à Montbrison et à Paris, mais ce que vous ne pourrez jamais détruire, c’est l’anarchie. [ … ] Elle finira par vous tuer." [5]

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L’exécution d’Émile Henry eut lieu moins d’un mois plus tard, le 21 mai 1894. Georges Clemenceau, alors député, en fit un récit horrifié dans le journal la Justice du 23 mai 1894 : "Le forfait d’Henry est d’un sauvage. L’acte de la société m’apparaît comme une basse vengeance. Que les partisans de la peine de mort aillent s’ils l’osent renifler le sang à La Roquette. Nous causerons après."

Quant à Maurice Barrès, il envoya le récit suivant au Journal du 22 mai : "Émile Henry concentrait tous ses efforts pour imposer à tous l’image ennoblie qu’il se faisait de lui-même quand il commettait ses attentats. Il s’était promis de mourir en héros d’une idée. Il est parvenu à imposer son orgueil de cérébral à ses membres de pauvre enfant. [ … ] Ce trajet ne dura pas une minute, mais à toutes les époques et dans toutes les civilisations, celui qui s’entête en face de la mort a forcé les admirations car les hommes sont avant tout des amateurs d’énergie. Ce fut une faute psychologique d’exécuter Émile Henry. Vous lui avez composé la destinée même à laquelle il prétendait. Il avait tué pour ses idées, ce qui est inexcusable, vous avez voulu, en outre, qu’il mourût pour ses idées. Par l’acte de La Roquette, vous donnez à sa mémoire une impétuosité qu’elle ne tenait assurément pas des actes de l’avenue de l’Opéra et du Terminus."

L’attitude d’Henry lui valut estime et respect dans les cercles anarchistes et même au-delà, mais l’attentat aveugle du café Terminus provoqua un malaise qu’Octave Mirbeau, écrivain anarchiste, exprima assez bien dans un texte envoyé au Journal : "Un ennemi mortel de l’anarchie n’eut pas mieux agi que cet Émile Henry lorsqu’il lança son inexplicable bombe au milieu de tranquilles et anonymes personnes venues dans un café pour y boire un bock avant de se coucher [ … ] Émile Henry affirme, clame qu’il est anarchiste, c’est possible, mais l’anarchie a bon dos. C’est une mode aujourd’hui, chez les criminels, de se réclamer d’elle [ …] Chaque parti a ses fous et ses criminels puisque chaque parti a ses hommes." L’anarchiste Malato fit écho à ses paroles en déclarant dans le Matin : "Je partage entièrement l’appréciation d’Octave Mirbeau. L’acte d’Émile Henry qui est pourtant un anarchiste de haute intelligence et de grand courage a surtout frappé l’anarchie. J’approuve toute violence qui vise l’obstacle, qui frappe l’ennemi, non celle qui frappe aveuglément."

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Sante Geronimo Caserio.

D’autres attentats suivirent visant des immeubles particuliers, des restaurants de luxe et l’église de la Madeleine ; l’anarchiste Pauwels trouva la mort dans ce dernier attentat, déchiqueté par sa bombe, mais cette série s’acheva avec l’assassinat, le 24 juin 1894, du président Sadi Carnot, qui avait refusé la grâce de Vaillant. Profitant de la visite du chef de l’État à l’exposition universelle organisée par la ville de Lyon, un jeune homme de 21 ans, Jeronimo Caserio, originaire de Lombardie et ouvrier boulanger dans le Sud de la France, se précipita sur lui, lui assénant plusieurs coups de couteau. Il s’agissait, là-encore, d’un acte de propagande par le fait, pensé, élaboré et exécuté par un seul individu et, par là même, difficile à prévoir, malgré la surveillance étroite exercée par la police sur les anarchistes. Jeronimo Caserio sut se défendre et mourir avec dignité et courage, comme tous ceux qui l’avaient précédé. Mais, cette fois, les serments que firent les compagnons de le venger restèrent lettre morte.

Le cycle infernal violence-répression-vengeance, dans lequel on était entré avec l’exécution de Ravachol et qui était entretenu par le spectacle des procès, hauts en couleur, et celui des exécutions publiques où les condamnés prenaient figure de héros, était enfin rompu. Une page était tournée et, de plus en plus, se fera jour au sein des milieux anarchistes la volonté d’un rapprochement avec la classe ouvrière, volonté qui s’exprimera à travers le syndicalisme révolutionnaire : le temps des actes individuels était révolu, allait commencer celui des minorités agissant au sein des masses.


Anne Steiner


Article mis en ligne en 2010 par Mr Antoine Seck, collaborateur à La Ville des Gens. Actualisé en janvier 2014.

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[1Jean Maitron, Ravachol et les anarchistes,"Folio Histoire", Gallimard, p. 27à 35.

[2Elles remplissent trois cartons aux archives de la préfecture de police " BA 508/BA 509/BA 510

[3Jean Maitron, Ravachol et les anarchistes,"Folio histoire", Gallimard, p. 107.

[4L’En dehors, n 069, 28 août 1892, cité par Jean Maitron, in le Mouvement anarchiste en France, Maspero, 1982.

[5Jean Maitron, Ravachol et les anarchistes, "Folio histoire", Gallimard. p. 112. Voir également dans Quartiers Libres 68/69 " Promenade anarchiste
dans le 19e.

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