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Loisirs et sociabilité populaire

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Le Belleville d’avant-guerre


Entretien avec Maurice Arnoult, septembre 1997

Monsieur Arnoult, maître bottier, âgé de 90 ans, arrivé à Belleville à l’âge de 14 ans, en 1922, comme apprenti, toujours en activité dans son petit atelier du 83, rue de Belleville, [1] au cours d’un très long entretien centré sur les cafés de Belleville [2] a évoqué pour nous la sociabilité et les loisirs populaires du Belleville d’avant-guerre. Nous reproduisons quelques extraits de cet interview.

La rencontre, c’était le trottoir ou le café.

JPEG - 78.5 koOn aimait se rencontrer… alors la rencontre, c’était le trottoir ou le café. Vous aviez des cafés qui n’étaient pas des repaires d’ivrognes, c’était pas ça. On se réunissait là de préférence, entre patrons, c’était une espèce de bourse : "Tiens, qu’est-ce que tu fais en ce moment comme modèles ? Tu vends ça combien ?" Alors on s’arrangeait pour pas se casser les pattes, il y avait une espèce d’entente entre nous. Les ouvriers, eux, disaient : "Tiens, il m’emmerde ce patron-là, tu sais pas où je pourrais me présenter ?" "Ben, tiens, va donc là-bas, ils payent un peu plus cher."

N’est-ce pas, c’est ça, on allait au tabac qui fait l’angle de la rue Piat, par exemple. Mais il y en avait plusieurs, il y avait la place des Fêtes, il y avait aussi des restaurants avec des spécialités grecques, arméniennes, alors tout ce petit monde-là se retrouvait. [ … ] Au tabac, beaucoup se rencontraient au comptoir. Il y avait aussi un autre endroit, aujourd’hui transformé en grande surface, c’était le père Chabaud, je crois que j’en parle dans mon livre du père Chabaud. une fumerie, ils fumaient ces gens-là, c’était pas possible ! Alors là c’était le jeu, parce que les gens aimaient le jeu… Et puis quand j’ai été établi, j’avais des locaux où des gars travaillaient pour moi, et là il y avait La Veine ou Paris Turf, il y avait toujours le cheval qui devait les refaire. Il n’y avait pas le PMU à l’époque, mais il y avait le book, le bookmaker, alors, on disait. "Tiens, à tel endroit, il y a un gars, tu vas lui donner ça", et quand il y en avait un qui gagnait, le book racontait que la police avait ramassé l’argent, comme par hasard. Mais ces gens-là achetaient de l’espoir, "je vais me refaire, je m’en fais pas" [ …]. Il y avait un café rue Jouye-Rouve, à côté du jardin- là, c’était surtout là-bas une bourse, et puis un autre café, qui est aujourd’hui une pizza, rue des Pyrénées, qui faisait restaurant et café, alors c’est là que nous discutions, avec nos petits carnets et tout ça : "Tiens va voir Maurice, ou va voir André." C’était un restaurant arménien, et puis progressivement cette génération-là s’en est allée. Il y a vingt ans, j’avais 70 ans, moi, et ces gens-là n’étaient déjà pas de la première jeunesse. Moi, je ne sais pas trop pourquoi je suis encore là, c’est comme ça.

Ce qui m’intéresse c’est l’évolution des cafés de Belleville depuis votre arrivée en 1922 jusqu’à aujourd’hui. Vous relatez, entre autres, dans votre livre, que vous avez appris à lire après votre arrivée à Paris à l’âge de 14 ans, dans les arrière-salles des cafés.

Le café où j’ai pu apprendre à lire n’était pas comme les autres, parce que celui qui le tenait était une sorte de mécène. Il avait deux très grandes salles, au coin de la rue Rébeval et de la rue Lauzin ; il Y en avait une avec deux billards, où tout un petit peuple dont je vais vous parler venait le soir jusqu’à onze heure, minuit. On jouait par équipes, ils appelaient ça la poule, parce qu’on gagnait un poulet après avoir totalisé des milliers de points, et cette poule, ce concours si vous préférez, pouvait parfois durer trois mois. Il y avait une poule symbolique, c’est-à-dire une vingtaine de poulets qu’on servait dans un banquet, c’était ça. Moi, je ne jouais pas, d’ailleurs j’ai toujours joué très mal : quand je jouais c’est qu’on m’invitait parce que, jouant très mal, je payais l’addition, le billard n’est pas gratuit, il y a toujours une pendule à la minute. Et puis j’aime pas les jeux par nature, c’est comme ça. Un jour, on m’a fait une réflexion désobligeante : "Il joue comme un cordonnier", parce que j’avais raté un point qu’un enfant de huit ans aurait pu marquer. Alors là ça m’a touché, ça faisait suite à ce qu’on m’avait dit quand j’ai quitté mon village, "il est bête comme une oie, il fera bien un cordonnier".

Dans ce café-là, il n’y avait pas de femmes…

Bon alors, ce café là était un peu à part parce que, à cause de ces grandes salles, il y avait tout un tas d’étudiants, de province en général, qui louaient des chambres sur Belleville. Vraisemblablement, c’était plutôt des taudis qu’autre chose, mais c’était pas cher, et l’argent qui pouvait leur rester, c’était plutôt pour les livres ou pour les petites nanas. Mais dans ce café-là, il n’y avait pas de femmes, les cafés à l’époque étaient beaucoup moins fréquentés que maintenant par les femmes, et dans celui-là ma mémoire n’en voit aucune, à part Denise qui venait nous servir. Alors, ce qui était drôle et qui vous donne une idée de ce tenancier, c’est qu’on pouvait rester une soirée entière sans consommer en train de parler ou de lire à une table, alors voyez, allez vous mettre aujourd’hui dans un café comme ça et puis restez trois heures comme çà, on vous fout dehors.

Sauf pour les habitués dans certains petits cafés de Belleville, il y a une tolérance.

Ah voilà, c’est une tradition, c’est très bien s’il reste des cafés comme ça. Alors ce café-là était donc à part, des étudiants discutaient entre eux, c’était le café tabac Tafanel, un Auvergnat, je crois, mais vraiment le type débonnaire, gentil comme tout. Et ces jeunes gens-là, tout en étant des fils de bourgeois, ils se disaient tous anarchistes. Alors moi, bien entendu, j’ai été obligé d’ingurgiter le système et j’avalais tout, ils bouffaient du curé tout cru. D’autant plus que j’avais un maître, Henri Champenois, qui était, lui, agrégé de latin et de grec, un vieux célibataire qui avait d’abord été destiné à la prêtrise, mais quand il a fallu rentrer en religion avec ses diplômes, il a dit "j’aime mieux faire un bon professeur qu’un mauvais curé". Alors Champenois malgré tout était demeuré croyant, un sincère, et il disait à l’anar qui bouffait du curé tout cru "tiens celui-là il finira évêque". C’était une manière d’être de la jeunesse à l’époque ; il Y avait politiquement deux idées, c’était le communisme qui commençait à se faire jour, et ce qu’on appelait depuis le XIXe siècle la Sociale, qui était vue à travers Blanqui, des socialistes comme ça, c’était une idée qui n’était pas encore très piochée quoi, tandis que le marxisme, lui, faisait son chemin par le livre, par la propagande, par tout ça.

Et est-ce que les gens du quartier se souvenaient encore de Rirette Maitrejean [3] qui tenait le journal l’Anarchie dont le siège était rue Fessard, au moment de l’affaire Bonnot, en 1913 ?

Ah ça, c’était la génération de mon père, mais on en parlait encore. Il y avait même un nommé Gausy dont on ne parle plus, et alors lui, je l’ai rencontré alors que j’avais 17 ans, au tabac-là précisément, et il disait qu’il avait toujours ça dans la tête. Ce qu’on lui avait reproché, c’était précisément d’avoir logé des gars recherchés. Le père Gausy, je le revois encore, un homme assez trapu, tout blanc, et il ne devait pas habiter bien loin parce que souvent je voyais ses fils au bal musette à Ça gaze, c’était des petits bagarreurs aussi ceux-là, des petits gars trapus.

Enfin, pour en revenir au café, moi, j’étais dans mon petit coin, je venais travailler avec Champenois et puis le docteur. Le docteur, alors lui évidement, me disait c’est très joli la littérature mais enfin il y a autre chose, il y a la science. La science, c’est la vérité pour plus tard. Il y croyait, lui. Il avait quitté son cabinet sur un scandale sans précédent : il avait couché avec la femme du pharmacien, et l’évêque, le sous-préfet, tout, plus personne ne voulait d’un docteur comme ça. Il était venu sur Paris et puis il vivotait comme ça. Ça, c’était un scandale purement intime, et il avait toujours le droit d’exercer, un excellent médecin et un bon pédagogue aussi, et j’avalais littéralement ses paroles. Il avait la façon de présenter les choses, comme Champenois aussi. J’avais été présenté à eux par un copain d’atelier qui m’avait dit : "Écoute, je vais t’emmener chez les étudiants, ils connaissent beaucoup de choses." Mais les étudiants m’ont dit : "Non, Maurice, va voir ces deux-là", parce que eux-même demandaient souvent à Champenois de les aider en latin.

Le comptoir, c’était un lieu de rendez-vous…

Et puis, il y avait d’autres cafés qui étaient surtout fréquentés à partir de midi, étant donné que Belleville travaillait chez lui, chaussures, petite mécanique, un peu de confection, mais pour le gros, c’était la chaussure. Là, les usines Dressoir avaient à peu près trois mille ouvriers, chez Pinay il y en avait un millier, rue des Dunes. Et ce monde-là, à midi, c’était la réunion au café, c’était devenu un rite, le comptoir, c’était un lieu de rendez-vous, "tiens, il faut que je vois un tel", et on savait où le voir, c’était son café à proximité, chacun était habitué d’un café. Là, il Y avait quand même de la place, et puis le café était meilleur que maintenant, ils avaient un perco, c’est-à-dire une espèce de chaudière, et ils faisaient le café là dedans, et quand ils vous servaient un crème, c’était du liégeois. Et La Marquise, là, qui était à la place du drugstore, enfin du Mac Do, à ce moment-là, avec son perco, quand on était par ici, ça sentait… ça sentait… on était attiré par cette odeur de café. Et puis ça commençait à se calmer vers une heure et demie, deux heures. Parce qu’il faut vous dire que dans ces usines, il y avait le sifflet, pour rentrer et pour sortir, mais dans les ateliers artisanaux on était payé aux pièces. Tu travailles beaucoup, tu gagnes beaucoup, tu travailles pas beaucoup, tu gagnes moins. Faire ce travail, c’est tant, et ça marchait comme ça, alors vous pouviez venir à l’heure que vous vouliez. Et le soir, vers cinq heures, ça recommençait la consommation, et puis je crois que la fréquentation des cafés, c’était un peu provoqué par l’exigu du logement.

Il y en a qui fréquentaient tel café pour le café, d’autres pour tel vin, d’autres pour le petit saumur, l’autre pour "ah, va donc voir son cabernet", chacun avait son vin, on ne buvait pas n’importe quoi, du reste il n’y avait pas comme maintenant tout un tas de boissons qui ne sont que de l’eau plus ou moins fruitée, coca, limonade, mais à l’époque, c’était pas ça, c’était le vin.

Et il y avait les cafés où l’on dansait, le Ça gaze, par exemple ?

Oui, enfin, le Ça gaze était un café et, dans le fond, un couloir qui donnait sur une salle de danse, ça marchait toute la journée. Il y avait toujours un accordéon, un banjo, et puis alors une goualante, quelqu’un qui chantait les couplets à la mode, n’est-ce-pas. À chaque danse, on donnait vingt-cinq centimes. C’était drôle, allez vous dansez une java, et puis, quand ça s’arrête, passez-moi la monnaie, et il y a un type qui passe avec une sacoche, qui a repéré, qui a compté son monde, après une valse ou un fox-trot, enfin on disait plutôt une polka ou une mazurka, fox-trot c’est ce qu’on disait dans les dancings, et nous, on ne fréquentait pas les dancings. Et puis on avait Les Folies Belleville qui était un théâtre de variétés, il y avait de tout vraiment, et on avait les cinémas et le théâtre de Belleville qui était subventionné : on pouvait y entendre des œuvres de l’Opéra ou de l’Opéra comique, et les acteurs c’étaient les mêmes, ils ne mettaient pas de bas acteurs, pas du tout, c’étaient les acteurs de l’Opéra qui venaient chanter ; on a joué Faust à Belleville, c’était très demandé ; il Y avait des spectacles le jeudi soir, le samedi en matinée, le dimanche soir, et on avait cinq ou six cinémas. Bref, il y avait tout ce qu’il fallait pour la jeunesse et même pour les autres : on s’amusait.

Et puis… il y avait le sport.

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Photo : B. Commérais.

Et puis il y avait quelque chose dont on ne parle pas : il y avait le sport. C’était pas le sport de maintenant, le gars qui regarde l’équipe de football en train de jouer, est -ce que c’est du sport ça ? Pour moi, le football et tous ces sports d’équipe, c’est comme du cirque, du spectacle, dont les acteurs sont payés très cher, trop cher pour le spectacle qu’ils donnent, seulement voilà, il y a un engouement, il y a des jeux là-dessous plus ou moins souterrains, les équipes s’arrangent entre elles. Comprenez-vous, c’est comme dans les matchs de boxe.

Tandis qu’au gymnase, vous n’aviez pas ça, vous aviez un maître. Alors rue Rébeval, c’était monsieur Dubarry, un petit peu avant la rue Vincent. Monsieur Dubarry travaillait à la poste, mais il était propriétaire du gymnase, c’était un sportif qui avait fait ses classes, disons, avant la guerre, vers 1910. On ne parlait pas de karaté à l’époque, mais d’arts martiaux, il y avait le bâton, ça ne se fait plus le bâton, je crois, la boxe française, la boxe anglaise, alors monsieur Dubarry nous apprenait tout ça, pour une petite cotisation de rien du tout. C’était son dada, un mécène encore celui-là, j’étais pas doué pour la boxe, moi, il m’a quand même fait faire quelques petits combats, je me suis retrouvé avec une côte défoncée, et pour un peu ils m’auraient sorti un œil. Donc, on pratiquait la lutte gréco-romaine, les poids et haltères, et puis le portique, barres parallèles, barres fixes, et les anneaux … Ah les anneaux, la croix de fer, je n’y suis jamais arrivé ! Il Y avait un autre gymnase, le gymnase Rosset qui était dans le bas de la rue de Ménilmontant, encore un café, un couloir et le gymnase était là. Eh bien là, c’est pareil, c’était un Belleville qui se connaissait sans histoires. Il y a eu évidemment quelques troublions comme Rirette, on en parlait de la bande à Bonnot, et il y a eu ce gars de la rue Jouye-Rouve, Liabeuf, qu’on avait traité de maquereau, parce qu’il était l’amant d’une prostituée. Il avait revêtu un gilet couvert de clous avec les pointes vers l’extérieur, et les flics se sont blessés en l’arrêtant. Il a été au bagne ou même, plutôt, il a été guillotiné. Eh vous voyez tout ça par moralité, on l’avait traité de maquereau alors qu’il n’avait jamais touché d’argent de cette femme-là, c’était vrai. Voyez ces espèces de purs et qui finissent au bagne pourtant ! Ces anarchistes-là, mais c’était de braves types, ils pensaient à une société meilleure, mais alors après…


Anne Steiner


Article mis en ligne en 2010 par Mr Antoine Seck, collaborateur à La Ville des Gens, actualisé en janvier 2014.

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[1Michel Bloit, Moi, Maurice, bottier à Belleville, L’Harmattan "Mémoires du XXe siècle", Paris 1993.

[2Cet entretien a été réalisé dans le cadre d’un projet de recherche financé par l’Institut de recherches scientifiques sur les boissons (IREB).

[3voir Quartiers Libres n° 68/69 Promenade anarchiste dans le 19e,

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