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Récit historique

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Le choléra à Paris


À Paris, ce 25 mai 1832,

Bonne et chère cousine,

Vous méconnaissez votre bonheur d’habiter la province. Loin de moi l’idée de vouloir vous alarmer mais je veux, par la présente, vous tenir au courant des événements qui, ces mois durant, m’ont plongé dans une angoisse quotidienne. Prenez vos sels à portée de votre main, munissez-vous d’un gros coussin pour votre dos et calez-vous dans votre bergère avant de lire ce qui va suivre et qui dépasse la plus perverse des imaginations. Le choléra est dans nos murs !… Oui, ma si charmante, vous avez bien lu. Le Choléra-Morbus a envahi Paris et sur la ville plane, présentement, le plus profond désarroi. Mais je me dois, pour votre compréhension de vous relater les faits dans leur ordre chronologique et de concentrer toute mon attention sur la clarté de ce récit.

Tout a commencé le jour de la mi-carême. Tandis que la douceur de ce printemps sublimait l’allégresse, que la folie de la fête avait enfiévré les têtes les plus sages et que nos jeunes gens farandolaient sur les places publiques sans méfiance aucune, le fléau se tenait tapi, tout près d’eux, tel le serpent lové dans l’arbre de la Connaissance au Paradis terrestre, le fléau, dis-je, s’apprêtait à frapper. D’où venait ce malheur ? De l’Inde, tout d’abord, en 1817, puis il s’est répandu dans toute la Russie, est passé en Angleterre et a franchi la Manche, le brigand, en moins de temps qu’il n’en faut pour l’écrire. Quinze années seulement pour étrangler la capitale… Et à présent, Morbus règne à Paris !

Pris au dépourvu, notre gouvernement a su cependant se montrer énergique et monsieur Gisquet, notre préfet de police, chargé aussi de la salubrité, a pris des mesures d’une grande fermeté. Puisque nous ignorions comment se propageait l’épidémie, il fallait user de tout pour dissuader le choléra. Ainsi, moi j’ai fermé mes fenêtres, car l’on m’a rapporté que l’air contient de redoutables miasmes et j’ai procédé à d’importantes provisions de camphre pour me protéger. Vous allez rire, mais l’essentiel étant de survivre, à moi seule, j’ai réussi à dévaliser toute une pharmacie sans me préoccuper d’autrui ! Les "Instructions en vue de se garantir du choléra morbus" ont été les suivantes :

N’ayez pas peur ; "moins on a peur et moins on risque".
Vivez dans un air pur, aérez vos appartements.
Videz souvent vos vases de nuit.
Vêtez-vous chaudement, protégez spécialement le bas du ventre et les
pieds. Portez des sabots ou des galoches qui isolent de l’humidité.
Pas de surmenage ou de veilles prolongées.
Évitez les efforts intellectuels.
Soyez propres.

Évitez les excès de table, se rappeler que l’ivrognerie expose au choléra. Voilà les mesures sanitaires prises par monsieur Gisquet dès le 31 mars. Je les livre à votre sagacité. Connaissant Paris, vous n’ignorez pas, ma douce, que les détritus des habitants séjournent dans les rues, s’entassent et envahissent la chaussée. Des boues immondes recouvrent le pavé. À chaque tour de roue, les voitures éclaboussent les passants et souillent leurs habits. Avec une grande sagesse, monsieur Gisquet, a ordonné de laver les rues chaque jour et à pleine eau. Désormais, les ordures devaient être ramassées par des entreprises spécialisées. D’après vous, ma bonne Alice, qu’on fait les chiffonniers ? Croyez-vous qu’ils se soient inclinés ? Et bien non ! Ils ont prétendu qu’on leur ôtait leur gagne-pain, se sont révoltés, ont cassé les tombereaux de ramassage, les ont traînés jusqu’à la Grève pour les précipiter dans le fleuve ou y mettre le feu. Oui, le feu !

Comme c’est commode de prendre des mesures de salubrité avec de pareils énergumènes !

Les gueux ayant ainsi prouvé leur force ont oublié le choléra… Et là, je me gausse, car le fléau poursuit ses ravages sans se soucier d’eux. Après les chiffonniers, les bandits emprisonnés à Sainte-Pélagie se sont également insurgés, mais pour l’heure, je manque encore d’informations. Il n’en demeure pas moins que de quatre morts le 26 mars, nous comptions le ler avril plus de cent décès, deux cents le lendemain et le 5 avril, on a pu dénombrer plus de trois cents morts par jour. À partir de cette date, les gens sont tombés comme des mouches.

Il est certain que la proximité de la voirie de Montfaucon, au pied de la Butte Chaumont est en majeure partie responsable de notre épreuve. Vous pensez, un endroit infesté de révolutionnaires et de loqueteux qui se querellent, oui ma bonne, pour le moindre bout de guenille ! Toutefois, je vous réserve le meilleur de l’histoire pour la fin de ma lettre. Je vous laisse méditer, ma bien chère cousine, sur ce que j’ai pu endurer. Il a fallu rincer les légumes et la viande à des bornes-fontaines garanties non souillées. Aussitôt, ma servante s’est rebellée. Cela fait trois bonnes que je jette dehors, en quelques semaines. Quel tourment que de se faire servir !

C’est alors que de faux médecins se sont abattus sur la ville prescrivant les remèdes les plus saugrenus et des empoisonneurs ont été pris la main dans le sac. Ils offraient des dragées douteuses à de jeunes enfants ! J’en arrive au choléra lui-même et devant le Seigneur qui voit tout, je puis vous assurer que je n’exagère point. Rapidement, les cadavres se sont entassés dans les maisons et le fléau, trop prompt dans sa funeste besogne, n’a plus permis aux employés d’aiguiser leurs plumes pour enregistrer les décès. Les corbillards se sont raréfiés et les cochers des chars gratuits se sont montrés lents et dédaigneux. Toutes les voitures ont été prises d’assaut et le ministre de la guerre a même prêté des fourgons d’artillerie pour entasser les bières ! Cette dernière idée s’est révélée désastreuse car les cercueils, cloués à la hâte et disposés sur des véhicules militaires sans suspension, se sont disloqués et ont éjecté les corps sur les pavés. Jetés par les croisées, les cadavres raidis tombaient avec un bruit sec de branches mortes. Derrière les façades grises des maisons, les familles s’affairaient et n’ouvraient leurs fenêtres que pour précipiter leurs défunts dans la rue.

C’était à ne pas croire. Vous, ma bonne cousine, qui habitez Aix-en-Provence, vous verriez courir un hussard sur votre toit que vous n’en seriez pas autrement éberluée que je ne l’étais devant l’impudence de ce scélérat de Morbus qui a frappé, pauvres et riches, sans distinction de classe.

Notre bon ministre Casimir Périer s’est éteint le 16 mai à sept heures du matin. J’ai pu admirer le cortège des funérailles. C’était grandiose et très émouvant. Imaginez-vous : le char funèbre, attelé de quatre chevaux, a été accompagné par le garde des Sceaux, le ministre de la Guerre, le président de la chambre des pairs et le vice-président de la Chambre des députés qui ont tenu les cordons du poêle. Et derrière le char, les deux fils du Président, en grand deuil, et encore bien d’autres qu’il serait trop long de vous énumérer. Je crains tellement pour votre cœur. Enfin, rassurez-vous, la capitale a déjà retrouvé sa gaîté et lorsque vous ferez le voyage jusqu’à Paris, nous irons à la Comédie-Française. Je vous dépose un baiser sur chaque joue, ma bien chère cousine, et je vous supplie de ménager votre précieuse santé.

Votre aimante cousine,

P.S. Voulez-vous connaître le comble de l’injustice et l’étendue de la fourberie des gueux ? Ils ont pactisé avec Morbus. À Montfaucon, dans cet endroit putride et gangrené, dans ce monde sans vergogne qu’est l’infâme voirie, il n’y a qu’un seul mort, et l’on ignore s’il s’agit d’une victime du choléra. Ils s’en sont tous tirés ! Alors que le Seigneur tenait une bonne occasion de les châtier, c’est Paris qu’il a désigné du doigt !


p.c.c. Denise François

Dessin de J.B.

Livres de Denise François : "L’auberge du Grand Balcon", "Les Révoltés de
Montfaucon
" et "Les Dames de la Courtille" (la savoureuse saga "autour" des Buttes-Chaumont).


Article mis en ligne en décembre 2013.

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