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Les aventures d’un mastroquet de Belleville

Ou
Comment un journaliste devient bistrot pour faire une enquête

À la fin du XIXe siècle, l’alcoolisme ouvrier commence à devenir une préoccupation centrale des milieux médicaux : 40% des thèses de médecine soutenues dans les dix dernières années du siècle y sont consacrées. L’Église commence à s’en inquiéter et les syndicalistes s’y montrent sensibles, les romanciers et essayistes sont nombreux à l’évoquer. Enfin Zola, dans L’Assommoir en 1877, désigne l’alcoolisme comme le premier facteur responsable du malheur ouvrier.

Cette sensibilisation croissante de l’opinion publique n’empêche pas les cafés, estaminets, bistrots, troquets, zincs ou bastringues de prospérer et de se multiplier depuis la loi du 17 juillet 1880 qui autorise tout individu à ouvrir un débit de boissons après simple déclaration préalable. Dans le seul quartier administratif de Belleville, on passe de 252 établissements, en 1879, à 448, en 1910. Mais la densité varie beaucoup, à l’intérieur du même quartier, d’une rue à l’autre. Elle est, en effet, de 8 établissements pour 1000 habitants boulevard de Belleville, mais de 24 pour 1000 rue de Belleville et de 46 pour 1000 rue de Tourtille !

En 1893, Henri Leyret, journaliste, décide de mettre à profit cette conjoncture pour devenir pendant une courte période marchand de vin à Belleville, afin, dit-il, "de pouvoir étudier l’ouvrier chez lui, au repos, loin de l’atelier déprimant, loin des réunions publiques, menteuses, se mêler à ses rires, à ses misères, rire et pleurer comme lui, près de lui pour mieux le connaître". [1]

En plein Faubourg

Il a relaté son expérience dans un ouvrage, En plein Faubourg, paru en 1895. Après avoir peint en vert les murs de son petit local, Henri Leyret l’a équipé de quelques tables et chaises et l’a décoré avec des affiches de Chéret : l’inauguration a eu lieu un samedi à 17 heures, et dès ce soir-là les tournées ont été payées à crédit. L’autorisation d’ouvrir ne posait aucun problème pour les personnes jouissant de leurs droits civiques, mais il fallait compter avec les tracasseries policières après l’ouverture, car les gardiens de la paix entendent toujours consommer sans payer et n’accordent leur protection au négociant qu’en échange des renseignements qu’ils peuvent lui soutirer. Il fallait faire preuve de fermeté pour préserver son indépendance. Autre danger guettant le nouveau mastroquet : les voyous toujours à la recherche d’un local pour se réunir et préparer leurs coups. Il s’agissait de savoir les reconnaître pour les prier d’aller se faire voir ailleurs avant qu’ils ne fassent de votre établissement leur quartier général. Henri Leyret, que ses études de droit avaient bien mal préparé à son nouvel état, a su déjouer toutes les embûches et il eut bien vite la satisfaction de voir se former autour de lui un noyau d’habitués.

Selon lui, on peut distinguer à Belleville comme dans tous les quartiers ouvriers deux types d’établissements : les grands bars et les estaminets. Les premiers, souvent situés au carrefour de voies importantes, sont signalés par des enseignes clinquantes et possèdent de vastes comptoirs. Ils appartiennent à de gros négociants en vins et en alcools qui ne pratiquent pas le crédit et ne tolèrent pas les jeux de cartes, de dames ou de dés … Les seconds sont d’apparence plus modeste, le patron y est proche des clients et les boissons, selon Leyret, y sont moins frelatées que dans les bars à prétention.

On s’y réunit pour boire et jouer, le jeu favori du moment est un jeu de dés : le Zanzibar. Si nulle part ailleurs que chez les petits marchands de vin du faubourg, on ne peut mieux étudier l’ouvrier c’est, que le temps qu’il passe à l’estaminet est un temps de repos, un temps de parole, un temps même où l’on cherche à se noyer sous un flot de paroles plutôt que sous un flot d’alcool. Le patron de café, le bistrot comme l’on dit alors, est bien souvent un confesseur social, tâche parfois écrasante comme le confient encore aujourd’hui certains petits cafetiers bellevillois.

Henri Leyret entend apporter un démenti au nouveau dogme qui fait de tout ouvrier un alcoolique potentiel. Les ouvriers se montrent d’ailleurs très critiques vis à vis de Zola qui, disent-ils, a fait le portrait de l’ouvrier en soûlaud. En réalité, affirme Leyret, si l’ouvrier bellevillois fait de fréquents séjours au café, sa consommation d’alcool reste en moyenne raisonnable : un petit remontant le matin, café ou absinthe, avant de se mettre au travail et le plus souvent du vin le soir avant de rentrer dîner ; en général on sert deux litres pour cinq ou six personnes au cours d’une soirée, car on ne boit jamais seul au retour de l’atelier. Enfin, le dimanche et le samedi soir, l’apéro est à l’honneur : vin blanc, vermouth ou absinthe, boisson qui s’impose de plus en plus. Les excès ont surtout lieu les soirs où "l’on fait la paie" dans les ateliers du faubourg, à la fin de chaque quinzaine. Alors l’ivresse du chant se mêle dans les cabarets à l’ivresse du vin, tandis que les ménagères angoissées se penchent à la fenêtre, descendent sur le pas des portes et enfin finissent par se lancer à la recherche de leurs maris. Les échanges de coups, ces soirs-là, ne sont pas rares. Les cafés de Belleville sont essentiellement fréquentés par les hommes, mais il arrive que leurs femmes les accompagnent le dimanche. Quelques ménagères font un détour par le café en faisant leurs courses et boivent furtivement de l’absinthe au comptoir, d’autres, plus nombreuses, préfèrent acheter quelques sous de rhum, d’eau de vie ou du vulnéraire (spiritueux suisse) pour boire la goutte chez elles. L’historien Gérard ]acquemet signale pour sa part que les blanchisseuses de Belleville affectionnent la "zezette", mélange d’absinthe et de vin blanc que leur paie généreusement leur patronne.

L’alcool et les facilités qu’il procure, constate Leyret, représente la seule distraction possible pour les travailleurs après un dur labeur et les ravages qu’il cause tiennent davantage à la mauvaise qualité des produits qu’aux quantités absorbées car nombreux sont les débits de boissons qui vendent de l’alcool frelaté. C’est plus pour se distraire et se délasser entre copains que pour s’enivrer que l’ouvrier fréquente le café ne cesse d’affirmer Leyret, prenant le contre-pied de Denis Poulot, petit patron bellevillois qui, vingt cinq ans avant lui, dans son ouvrage Le Sublime, faisait le portrait de l’ouvrier alcoolique, le Sublime, absentéiste, de mise négligée, méprisant femme et enfants, accroché à l’alcool et allant de bar en bar pour assouvir son besoin.

La politique, enfin, n’est pas absente des bistrots bellevillois même si la réputation de révolutionnaire des petits patrons de café auprès de l’opinion publique est bien usurpée. Le soir du 31 décembre 1893, dans l’établissement d’Henri Leyret, les chants révolutionnaires étaient à l’honneur et une chanson sur la dynamite, référence au tout récent attentat commis par Vaillant à la chambre des députés, fut vigoureusement applaudie, la crainte de la police étant moins grande les soirs de fête. Déjà, annonce Leyret, au terme de sa plongée dans le monde ouvrier, "Belleville méprise et hait : la révolte est proche".


Anne Steiner


Article mis en ligne en 2010 par Mr Antoine Seck, collaborateur à La Ville des Gens. Actualisé en janvier 2014.

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[1Henri Leyret : En plein Faubourg, Charpentier et Fasquelle éd. 1895. Dessin p. 6 - extrait du Manuel d’antialcoolisme
- 1905 - édité par l’U.F.A. Société antialcoolique des instituteurs de France

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