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Personnalités de Belleville

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Les industriels Richard

Ou : « De l’école d’apprentissage Diderot au lycée technique polyvalent Jules-Richard »




Une proposition de Maxime BRAQUET.
Rédaction initiale pour la revue « Quartiers libres » : 2014 ; révisions en 2016, 2019 et, ce jour, en février 2024.

Nous partons du boulevard de la Villette, n° 60. Avant 1994, il y avait ici le lycée technique Diderot [1], institution du quartier et descendant de l’école municipale d’apprentissage ouverte en 1873 dans les locaux d’un industriel du nom de Félix Richard [2]. Au 21 de la rue Carducci, sur le plateau bellevillois prolongeant vers le sud la butte Chaumont, continue de fonctionner de nos jours un autre lycée d’apprentissage, appelé du nom de son initiateur, Jules Richard, qui le créa en 1924. Un lien existe entre les deux : le lien familial des industriels Richard père et fils. Qui sont ces gens [3] dont l’usine et des dépendances de celle-ci – ont entièrement disparu du paysage bellevillois dans les années 1970 ? [4] Entre les rues Mélingue et Fessart, ces installations composèrent pendant cent ans, pourtant, l’un des sites industriels majeurs sur notre montagne.

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Jules Richard vers 1885.

Héritiers d’une famille lyonnaise lointainement ancrée dans l’artisanat du textile, les frères Richard, Jules et son cadet, Félix-Max, sont devenus à la charnière des XIXe et XXe siècles des figures de proue de l’industrie française, Jules s’illustrant dans le domaine des instruments de mesure de précision et des appareils photographiques ; Félix-Max et Georges Richard, dans ceux de la construction des automobiles (marque Unic) et des avions (Spad).

C’est en 1862 que leur père, Félix, ayant quitté le berceau rhodanien, ouvrit son usine d’instruments de mesure des données environnementales (dont les baromètres) sur le boulevard de La Villette. Le secteur était alors beaucoup plus industriel qu’aujourd’hui et l’établissement de Félix eut ainsi pour voisin la manufacture du moutardier-vinaigrier Alexandre Bornibus. Huit ans après, enrichi, Félix se détourna quelque peu des affaires et versa dans la politique : maire du 19e arrondissement en 1870 et 1871 puis conseiller municipal jusqu’en 1874. Dans ce cadre, il aida à la réalisation d’une idée qui, en tant qu’entrepreneur, lui était chère : celle de la formation professionnelle des jeunes. Cette question économique et sociale, posée dès le milieu des années 1860, requit des réponses urgentes aux lendemains de la Commune. Directeur de l’enseignement primaire de la Seine, Octave Gréard, le futur recteur qui présida à la reconstruction de la Sorbonne, lança alors, en 1872, le projet de la création d’une école technique pilote dans un quartier ouvrier de Paris et le choix s’arrêta sur Belleville. Félix Richard fit la proposition de céder à prix avantageux ses locaux du boulevard de La Villette à la Ville. L’ancienne fabrique ayant été rapidement réaménagée, l’école, de statut municipal, ouvrira dès janvier 1873. Grimpant la côte bellevilloise, l’industriel transporta ses activités au 8 de l’impasse Fessart, amorce de ce qui deviendra en 1899 notre rue Mélingue. La société qu’il dirigeait, passablement sacrifiée à ses goûts de bonne vie, était menacée de faillite quand Félix décéda, en 1876. Mais Jules, son second fils (1849-1930), la remonta complètement en moins d’une dizaine d’années, faisant d’elle le chef de rang national dans son domaine d’activité. Sur la base de cette prospérité, Jules Richard, passionné de photographie, lança en 1893 une nouvelle ligne de production : les appareils de prise de vue en relief, c’est-à-dire la stéréoscopie. Le produit photographique vedette de la maison, le Vérascope, rencontrera un considérable succès. Témoins de la réussite de leur chef, les établissements Richard essaimèrent autour de 1900 de chaque côté de la rue Mélingue, occupant une bonne moitié des terrains de celle-ci (n° 25-29 et 24-28) et s’étendant en profondeur vers les rues Clavel ou de La Villette.

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Ouvriers au travail dans un atelier de l’usine, années 1920.


Un sacré bonhomme

Quand on parcourt aujourd’hui la rue Mélingue, c’est une artère toute résidentielle qui s’offre au regard. Il faut beaucoup d’imagination pour se représenter l’ambiance besogneuse qui y régnait voilà moins de quarante ans. N’oublions pas que les ateliers de fabrication des appareils de la société Gaumont ainsi que ses studios de tournage cinématographique, la légendaire cité Elgé, étaient voisins ; ils eurent d’ailleurs une antenne au 24 de la rue Fessart. Vers 1960, les habitants du quartier ne pouvaient pas rater l’usine Richard, qui s’ouvrait sur la rue Mélingue par un pavillon monumental. Presque à l’angle avec la rue Fessart, au n° 33, sur le flanc des installations industrielles, le « boss » avait fait construire aux environs de 1910 un hôtel de résidence particulier où étaient aussi abrités les bureaux de la société. La richesse de M. Richard se lisait dans le décor intérieur, grandiose et aménagé dans le style Renaissance. Des meubles raffinés, des murs et des plafonds somptueusement parés. Jules avait hérité de son père l’amour de la bonne vie.

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Entrée principale de l’usine Richard dans la rue Mélingue autour de 1950.


Au 26 de la rue Mélingue, en face de l’usine, il fit également bâtir un théâtre de prise de vues très particulier qu’il appela Atrium. Dans un cadre évoquant l’Antiquité grecque et dont une petite piscine occupait le centre, des naïades modernes dévoilaient leur plastique impeccable aux caméras des opérateurs de la maison. Jouxtant le studio, un jardin clos permettait, par les beaux jours, de composer d’autres tableaux dénudés. En principe, le but de ces photographies réalisées grâce au Vérascope n’était que commercial : alimenter de plaques d’un délicat érotisme la demande des clients des visionneuses stéréoscopiques Richard. Mais Jules, à n’en pas douter, avait aussi conçu l’Atrium pour son propre plaisir. Cet homme, qui ne se maria jamais, aimait beaucoup les femmes et, sans être vraiment un noceur, fréquentait volontiers les cabarets légers de Montmartre, comme le Tabarin.
Cela ne nuisait nullement à la rigueur de sa gestion de l’entreprise. Jules donnait dans le genre « patron social », déléguant les responsabilités à ses collaborateurs, veillant aux bonnes conditions de travail de ses salariés. Pourtant, il s’opposa en 1920 à la loi réduisant la durée hebdomadaire du labeur parce que, avança-t-il, cela diminuait la qualité de la production. Tout un débat.

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L ’Atrium de Jules Richard, rue Mélingue. Crédit : Coll. Famille Richard.


L’école Jules-Richard

Comme Félix, son père, Jules manifesta la préoccupation de former de jeunes ouvriers hautement qualifiés. En 1922, il préleva 5 millions de francs sur sa fortune afin de constituer un fonds pour la création d’une école d’apprentissage consacrée aux métiers de son secteur d’activité. Le lieu d’installation prévu, une ancienne communale de la rue Carducci, se trouvait d’ailleurs à deux pas de l’usine. A l’origine, en 1924, l’école accueillit des élèves entre 13 et 16 ans qui avaient passé avec succès les épreuves d’un examen d’entrée. 40 inscrits en tout dont les frais de scolarité, la nourriture pendant le temps scolaire, les outils, étaient entièrement pris en charge par la fondation (la vêture d’atelier et le nettoyage de celle-ci incombant aux parents). L’année scolaire, copieuse, allait du 15 septembre au 31 juillet ; l’horaire hebdomadaire était de 47 heures sur six jours, divisé en 32 heures de travaux assistés en atelier de mécanique, 6 heures de dessin technique, le reste réparti en cours de français, d’arithmétique, de géométrie et de sciences physiques. Quelques périodes d’une semaine de vacance reposaient les apprentis. La formation s’étalait sur trois ans. Les meilleurs élèves recevaient une prime de 400 à 600 francs à l’issue de la deuxième année du cycle, de 800 à 1 200 au terme de la formation. Les établissements Richard constituaient bien sûr un débouché tout désigné aux études.

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L.P.P. Jules Richard 21 rue CARDUCCI - 75019 PARIS.

Privée mais liée depuis sa création par une convention à la Ville de Paris, l’École polyvalente Jules-Richard, promue lycée, est toujours en fonction en 2006, recevant désormais 300 adolescents. Elle s’est agrandie, modernisée, et a bien sûr réorienté ses cours vers les techniques informatiques sans abandonner les bases de la mécanique classique. Le lycée s’est mué en un spécialiste de la micromécanique et l’excellence de son enseignement se voit fort appréciée des chefs d’entreprise de différents domaines industriels.


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Jules Richard était lui-même photographe. Sur ce cliché montrant l’illustre chanteuse Yvette Guilbert dans sa loge, on voit, piégé dans un reflet de miroir, l’industriel en train de photographier. Crédit : collections musée d’Orsay.


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1922 : titre d’action des usines Richard.

De la « cité » Richard, rien ne subsiste, pas même le luxueux hôtel particulier. L’inscription sur marbre vert « Fondation Jules-Richard » ornant la façade au-dessus de l’entrée de l’établissement scolaire est de nos jours seule à rappeler aux passants l’existence du créateur du lieu et l’empreinte sur le quartier de ce personnage à plus d’un titre remarquable.


Maxime Braquet

Bibliographie : Jacques Périn, Jules Richard et la passion du relief, éd. Prodiex, 1997. A la Bibliothèque historique de la Ville de Paris.


Article originellement mis en ligne, en 2010, par Mr Antoine Seck, collaborateur à La Ville des Gens. Actualisé en juillet 2014 et en juillet 2019.

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[1Le lycée technique municipal Diderot, devenu régional, a été déplacé en 1995 rue David-d’Angers, dans de vastes installations modernes en partie construites sur les terrains de l’ex-hôpital Hérold, près de la place de Rhin-et-Danube.

[2Parce que le succès rapide de cette école pilote, qui deviendra lycée Diderot en 1883, rejaillit sur la gloire de Belleville, il importe de signaler qu’elle servit de modèle à la création dans toute la France de nombreux autres établissements du genre dans le dernier quart du xixe siècle. Les 19e et 20e arrondissements renferment l’école Jacquart (à l’angle des rues Bouret et Edouard-Pailleron) pour les métiers de la couture et l’école d’horlogerie du 30, rue Manin (19e), toutes deux fondées avant 1900, ainsi que le lycée technique polyvalent Martin-Nadaud (rue de la Bidassoa, 20e), qui, lui, date des années 1930.

[3Les lecteurs attentifs des articles de Quartiers libres ont déjà rencontré le père, Félix : l’article « Le commandant Jules Vallès… », dans le n° 102, montrait ainsi le révolutionnaire communard aux prises avec le maire d’arrondissement provisoire Félix Richard. Etienne Arago, maire général de Paris, le désigna à cette responsabilité aux lendemains de la journée historique du 4 septembre 1870 en attendant le tenue d’élections municipales régulières, qui se tinrent au début du mois de novembre suivant. Il se présenta mais fut battu par un candidat révolutionnaire : Charles Delescluze. Dans ce numéro même, l’article sur Léon et Camille Gaumont évoque le rôle que Jules et Félix-Max Richard, les fils aînés de ce Félix, ont joué dans l’ascension du fondateur de la firme cinématographique.

[4Par testament, Jules Richard, sans héritier direct, avait légué son entreprise à son principal collaborateur, Léon Henrard, directeur de 1930 à 1953. Roger Henrard, son fils, grand spécialiste de la photographie aérienne, lui succéda alors pendant quelques années. Gardant son nom mais passée dans d’autres mains, l’usine a émigré en 1972 à Argenteuil et, plus tard, à Bezons, où elle demeure active de nos jours.

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