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Mémoires d’un épicier de la Villette

Une jeunesse au travail (suite 5)

François-Ernest Michaut (QL 98-99 et précédents) poursuit la relation des souvenirs de son enfance rurale confrontant sa préadolescence aux difficultés de temps incertains. Formé par les exploiteurs et les directeurs de conscience du conformisme social du XIXe siècle, le jeune Michaut se satisferait presque de son sort d’esclave.

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Extraction de terre à brique à Saint-Germain-Laval. "La Pause".


« Travail mauvais qui prend l’âge tendre en sa serre
Qui produit l’argent en créant la misère
Qui se sert d’un enfant ainsi que d’un outil. »
Victor Hugo

Bientôt la campagne 1873 va commencer. Me voilà dans tous mes états car j’espère que mon patron va, comme les autres, nous avertir de la reprise des travaux et comme je sais que ceux qui avaient 2 et 3 années de service bénéficiaient d’une augmentation, j’attends un peu pour voir. Si je ne suis pas content je peux changer de chantier et j’ai un atout dans les mains : mon frère Armand qui a plus d’aperçu que moi va lui aussi entrer dans la lutte.

Enfin le patron attaque la discussion quinze jours avant la reprise du travail. Pour cela, il s’adresse à ma mère avec une offre de 80 centimes par jour pour moi et 60 centimes pour mon frère, comme tous les débutants. Je ne dis rien et j’attends car maman va s’arranger avec Ernest. Aussi Charles Pacon, mon patron, barguigne. Mais comme il tient beaucoup à moi, j’obtiens pour les débuts de mon frère Armand 70 centimes par jour ; nous voilà partis tous les deux pour une nouvelle campagne. Celle-ci, nouvelle pour mon frère, lui est très pénible. Pour l’encourager, j’évoque avec lui ma première expérience et mon obstination pour tenir. Tous mes camarades ont certes, passé par là. Pour les enfants de 10 à Il ans le métier n’est pas très doux ; il est même fatigant mais on se fait à tout, même à la plus grande misère. Malgré la grande fatigue il n’y a aucun malade parmi nous et j’ai compris plus tard que nous étions des privilégiés (sic) car nous avions le grand air pour nous. J’ai lu des écrits de savants qui racontaient que les bagnes d’enfants n’étaient pas chez nous mais dans les usines, les filatures, les verreries, la métallurgie où la misère était grande pour les fillettes et les garçons, dans les ateliers surchauffés et sans air, sauf une ambiance viciée par les vapeurs d’huile rance des machines qui vous prend à la gorge.

La mortalité enfantine est très élevée.

La mortalité enfantine est très élevée. Ainsi, pour nous autres qui travaillons au grand air, nous ne craignions rien ; une fois rompus à nos durs travaux, nous prenions de la gaité. Nous, porteurs de hottes, nous avions des plaisirs pendant le travail. Certes, nous étions chargés, mais nos mains étaient libres et nous fabriquions des jouets tout en roulant tranquillement. .. car ce n’est pas un métier de courir. Nous étions 15 ou 16 porteurs qui faisions la chaîne, toujours à une certaine distance du camarade qui nous précédait parce que les chargeurs n’aimaient pas que l’on arrive en groupe près d’eux. Tout est bien réglé. Quand par hasard, nous étions en avance, on attendait sur l’échelle descendante que le camarade soit chargé ; cela est très salutaire d’occuper ses mains : on ne pense pas au poids que l’on porte. Çà occupe l’esprit bien que cela nous fasse oublier parfois la destination du chargement que le remplisseur nous annonce. Nous avions des appellations originales pour les marchandises chargées : "Belle" qui veut dire que nous n’avions rien à retoucher, "Femme" qui veut dire à donner aux femmes sous le hall pour qu’elles enlèvent le mauvais avec une hachette et de grands couteaux. "Gazette" est une sorte de terre qui est sélectionnée à part et qui sert à cuire les faïences, les tuiles et les poteries. Il est indispensable que les piocheurs qui nous remplissent les hottes connaissent toutes ces qualités.

J’étais devenu le contremaître de mon nouveau patron

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Un terrassier-extracteur posant (vers 1880).

Nous autres, enfants, nous avons vite appris les différentes qualités et voici pourquoi le jeune qui reste dans ce milieu devient piocheur, connaissant tout de l’extraction. Il faut aussi avoir travaillé sur plusieurs chantiers pour apprendre toutes les variétés de terre. À Marlenge, les terres sont plutôt blondes ; sur une autre chantier appartenant à la faïencerie, le sol est noir et poussiéreux ; les prélèvements permettent néanmoins la réalisation de beaux objets. Quand nous allions y travailler, cela variait notre itinéraire, cette extraction étant située sur la commune de Salins, près de la route nationale de Montereau à Montigny-Lencoup. On ne pouvait y travailler qu’à la sécheresse, les pluies diluant les marnes et rendant le terrain glissant et impraticable.

Cet année-là s’est passée comme l’autre pour la "moisson" où j’ai été employé par un tâcheron, Monsieur Blonguier, maire de Saint-Germain-Laval qui travaillait pour le compte de l’usine CHASSOT. C’était une terre pour tuiles rouges différente de la blonde, située 100 mètres en contre-bas. Cette terre était surchargée de cailloux qui sont écrasés et réduits en poudre, faisant des tuiles dures comme du fer. J’étais devenu le contremaitre de mon nouveau patron, commandant trois porteurs en plus de mon frère Armand et un petit gars du père Carmenton. Ensemble, nous avions 2,00 francs par jour et cette somme faisait bien notre affaire ; le patron venait vérifier le travail et nous donner un coup de main jusqu’à midi. Il piochait une certaine quantité de terre et nous ordonnait de la monter, affirmant qu’une fois le tas enlevé nous serions libres. Bien souvent, nous avions fini vers 16 heures 30 ; alors cela nous faisait du bon temps de reste. Certes ! S’il avait été là, nous serions allés moins vite, mais en son absence, nous avions hâte de nous débarrasser.

J’avais déjà en tête un nouveau projet

Quand le temps était propice, nous allions dans la Seine prendre un bain ou à la pêche. C’était pour nous une bonne affaire car mon frère et moi n’avions pas dit à notre mère nos espoirs d’appointements. Comme nous avions 13 jours complets, cela faisait 26 francs qui lui tombaient dans le tablier. Elle nous accorda une augmentation pour nos sorties du dimanche, vingt sous au lieu de dix.

Mais j’avais déjà en tête un nouveau projet : travailler comme tâcheron de la maison PLESSIER et charger des chalands pour différents fabricants. Le patron avait mauvaise réputation ; il était paraît-il très dur avec les porteurs, surchargeant les hottes mais les payant bien. Cela ne me décourageait pas. J’avais tout l’hiver pour y réfléchir et surtout pour goûter à nouveau à l’école avec un maître fraîchement arrivé, que les camarades disaient être très doux. Pour moi, je regrettais Monsieur Gonnet, très sévère mais très juste.


(À suivre. Prochain épisode… 1874, petits métiers petites misères)


François-Ernest MICHAUT (1862-1949).
PCC/ Marie et Jean-François DECRAENE.


1. Un travailleur adulte touchait 2,75 francs pour 12 heures de travail par jour ; un pain de quatre livres coûtait 2,25 francs.

- Le site internet de Jean François Decraene : Histoire Populaire


Vous pouvez consulter l’article récapitulatif contenant tous les extraits parus dans Quartiers Libres : Mémoires d’un épicier de la Villette

Article mis en ligne en 2012 par Mr Antoine Seck, collaborateur à La Ville des Gens. Actualisé en octobre 2014.

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