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Promenade dans le 19e

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Surimpressions


JPEG - 99.9 koTous les soirs, avant de me glisser dans mon lit, je tire les rideaux de lourde cotonnade orientale, qui nous tiennent lieu de volets. Tous les soirs, mes yeux sont happés par un tour d’horizon instantané, allant depuis le Sacré-Cœur, dont je n’aperçois que le bout du clocher blanc, aux "Orgues de Flandre", hauts immeubles biscornus qui surplombent vertigineusement le quartier ; nous les appelons en famille "Chicago down town", avec une variante : "la 6ème Flotte américaine", suggérée par un visiteur de nos amis. La curiosité architecturale de leurs façades obliques attire pourtant des autocars entiers d’étrangers. Mon regard ne s’arrête pas là : au loin, il vagabonde jusqu’à la tour Pleyel, qui perce le ciel rose de Saint-Denis, et les puissants réflecteurs du stade de France, invisible derrière la barrière chaotique des immeubles.

- Tu ne viens pas te coucher ?
- Si !

Mais, avant d’abolir totalement de notre chambre la lumière du couchant, mes yeux sont immanquablement attirés par une jonchée de sépultures gisant juste au pied de notre immeuble, entre le quai de la Seine et l’avenue de Flandre : une vingtaine de pierres tombales, grises, nues, arrondies en leur sommet ouest, alignées par deux pour la plupart, mais avec des décalages dissymétriques, dans un désordre indéchiffrable. ]’en compte vingt-six exactement : le plus petit cimetière de Paris ! Il y a quelques années encore, il était envahi d’herbes folles ; aujourd’hui, nettoyé par d’invisibles mains pieuses, il est revêtu d’une couche proprette de gravier.

Qui donc dans la foule multicolore, qui arpente l’avenue de Flandre, nouvellement remise à neuf et boisée, entre Crimée et Stalingrad, qui donc sait que repose ici, depuis deux siècles et demi, une colonie de juifs portugais ?

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En essayant de trouver le sommeil - en cette heure propice à l’imagination fantasque - je m’interroge parfois sur ce paisible voisinage. Tout à coup, un flash, dans mon esprit embrumé : le Guide du promeneur- 19e arrondissement, là-haut, sur une étagère de ma bibliothèque. je lis : "A la fin du XVIIe siècle, les juifs de Paris, à qui on refusait l’accès aux cimetières municipaux, obtinrent, moyennant finance, d’être inhumés dans le jardin de l’auberge L’Etoile, 44, rue de Flandre". Au siècle suivant, la communauté juive portugaise, pour éviter à ses défunts les aléas d’une cohabitation douteuse avec des carcasses de chevaux qu’écorchait ledit aubergiste, acheta une parcelle de ce terrain, le 3 mars 1780, pour y inhumer ses membres.

Reste à savoir ce que pouvaient bien faire au XVIIIe siècle, hors des murs de Paris, au village de La Villette, ces Portugais, loin de l’estuaire du Tage et de la tour de Belem ? Probablement la même chose que les Anglais de l’Impasse des Anglais et les Flamands de la cité des Flandres : du commerce.

Aujourd’hui, ce quartier est un triangle parfaitement isocèle, projeté vers les aéroports et les plaines du Nord-Est. Il s’ouvre depuis la Rotonde de Ledoux, noble dame trônant dans sa rondeur néo-classique, en faction sur le canal où elle prélevait jadis l’octroi, jusqu’à la Géode et la Cité des Sciences, côté Villette, à la Grande Halle et la Cité de la Musique, côté Pantin. En son milieu, le fend exactement la bissectrice liquide du bassin de La Villette, prolongé par le canal de l’Ourq.

Des routes commerciales analogues devaient franchir, de tout temps, ce col, aujourd’hui invisible et où il ne passe que du vent, situé entre la butte de Montmartre et celle de Belleville. C’est par ce carrefour que pouvait transiter le trafic des pays du Sud avec la région plantureuse des Flandres, l’Allemagne et l’Angleterre.

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Je m’endormis après avoir entendu, comme tous les soirs, le carillon quotidien, - à l’accent grêle, un peu fêlé - de la Cité des Flamands, dont il subsiste encore un arc bien vieillot, sous les "Orgues", entre le Casino et la B. N. P.

Je m’endormis. Je rêvais, ou me souvenais. Je ne sais plus au juste. Il y a une douzaine d’années, nous cherchions, Corinne et moi, un appartement dans le 19e, un quartier qui monte, et à des prix encore "raisonnables". D’un commun accord, nous avions péremptoirement défini notre périmètre. Ce serait la zone du canal, ou les environs immédiats. Un coup de cœur, au moment d’une première exploration, nous empêchait de toute manière de nous égarer plus loin.

Et les visites commencèrent, agréables, pittoresques au début, vite monotones, franchement navrantes à la fin. Quelle enquête involontaire, - mais combien instructive, un peu indiscrète aussi, - sur les goûts, en matière d’ameublement et de décoration, de la moyenne bourgeoisie parisienne !

Corinne avait lâché autour de la vingtième visite, prétextant que la vie était faite d’autre chose que de spectacles immobiliers. Ce fut le 32e appartement qui remporta la palme : c’était lui et c’était nous ! Et nous voilà installés, directement sur le canal, vue imprenable, face à la barre verte des Buttes Chaumont, tout le paysage de Paris Est, jusqu’à Vincennes à droite, les Magasins généraux et Paris Nord à gauche, dominant des péniches - de plus en plus rares - et les vedettes touristiques de "Canauxrama" - de plus en plus nombreuses. Ah ! les charmantes et disertes hôtesses qui ont appris, dans leur stage de formation, à prononcer distinctement, mais pas à baisser le son ! Comme si les touristes de tout âge qu’elles abreuvent de leurs informations instructives, étaient tous des habitués des boîtes techno, salsa ou reggae.

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Dans mon rêve se mêlaient maintenant à la réalité, en surimpression, la ronde des vestiges somnolents du passé, les us et pratiques fébriles du présent, les projets urbanistiques du futur, qui avaient, au moment de notre quête de logis, bercé notre imagination et forgé notre amour viscéral pour le quartier. ]’ai souvenir que je cherchais d’abord, dans mes songes, des êtres et des cadres contemporains de mes défunts portugais - ou antérieurs. Ce qui n’empêchait pas le présent de me ramener obstinément à l’an 2001.

Ainsi, dans un restaurant de la rue Laumière, il nous arriva un jour un bien étrange dépaysement, par la vertu de "la machine à remonter le temps".

Nous vîmes se balancer au bout de leur corde, attachés à de sinistres potences noires, les pendus, grimaçants et pitoyables, de Montfaucon : de pauvres bougres qui avaient mal tourné, à en croire François Villon, qui était, on le sait, de leur confrérie :

"Frères humains, qui après nous vivez
N’ayez les cuers contre nous endurciz… "

Leur complainte continuait, lancinante, pathétique, atroce : la pluie les avait lavés, le soleil desséchés et noircis, pies et corbeaux leur avaient "les yeulx cavés". Elle nous harcelait au fond de ce troquet où Corinne et moi étions allés chercher un peu de tranquillité restauratrice.

Nous nous remîmes cependant de ce spectacle bouleversant, en passant de la page gauche à la page droite du menu, qui nous offrait des plats alléchants. La page gauche était de teneur doctement historique. Elle visait à donner de petits frissons publicitaires au client. Elle vantait, sans doute pour nous mettre en appétit, l’emplacement du restaurant, situé exactement (comme deux ou trois autres concurrents, apprendrons-nous plus tard), sous les gibets de Montfaucon, dont on exposait avec force détails, la fonction punitive, les exécutions par pendaison.

"Hommes, icy n’a point de mocquerie ;
Mais priez Dieu que tous nous vueille absoudre !"

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En matière d’exécutions, collectives cette fois, on a fait bien mieux depuis, dans notre quartier. Sous le Second empire, quand le "village de La Villette" était devenu le 19e arrondissement, c’était un des quartiers les plus populeux et les plus misérables de Paris. Les habitants qui nous y ont précédés, cette "lie du peuple", selon les rapports bonapartistes, avaient le ventre vide, et la tête chaude. En témoignent les 150 victimes de la répression impériale, à la suite de la réunion politique interdite, qu’Henri Rochefort, député anti-bonapartiste du 19e, avait tenue en 1869, à la salle de "la Marseillaise", rue de Flandre, remplacée aujourd’hui… par la Perception. Que dire de la "semaine sanglante", de mai 1871, où le quartier qui était, avec Belleville, une des places fortes de la Commune, s’était hérissé de barricades, sur lesquelles moururent des centaines de Fédérés…

Aujourd’hui, ces événements tragiques sont tombés dans l’oubli. Une paix royale - disons républicaine -règne dans cette zone ; pas même l’effervescence des banlieues chaudes. Les adeptes de la drogue et de la violence ont émigré ailleurs et, de nos fenêtres, on aperçoit périodiquement, sur l’esplanade de la Rotonde, où opéraient naguère les "dealers", les lumières tournoyantes des manèges, des stands de confiserie et de tir, où on ne massacre plus que des ballons de baudruche.

Au réveil, en traversant notre appartement d’Ouest en Est, d’autres images, réelles ou mentales, s’imposent à mon esprit. Le bassin de La Villette, vu de notre balcon, vaut le détour. Pas seulement à cause de la vue !

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Corinne a ce qu’on appelle "les doigts verts", une sorcière autant dire ! Mais si les tenants de cette expression - aussi jolie que farfelue - savaient combien d’heures de travail, quel labeur méthodique il y a sous ces "doigts verts", ils en verdiraient de stupéfaction : émondage, élagage, dépotage, rempotage, arrosages, nettoyages, visites coûteuses aux pépiniéristes de la Cité ou des Quais ; et j’en passe. Toujours est-il qu’aux "doigts verts" de Corinne, je dois d’apercevoir de notre appartement, à travers les courtines de ses lauriers roses, cytises jaunes, géraniums rouges, hortensias bleus, les quatre superbes rangées de peupliers qu’on vient d’acclimater, quai de la Seine, et autant, de l’autre côté du bassin, quai de la Loire. Comment un tel écran de verdure coloré ne produirait-il pas des illusions d’optique.

À suivre…


Arnaud FLORAND

Ce texte a été présenté et discuté dans l’atelier d’écriture de la bibliothèque
Buffon (5e art.), animé par Marie-Odile Delacour, dans le cadre
de l’opération "Chroniques parisiennes de l’an 2000" organisée par
les Bibliothèques de la ville de Paris.



Article mis en ligne en février 2015.

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