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Hommage à Thierry Jonquet
Méfions-nous de l’été ! C’est souvent pendant que nous nous prélassons au soleil que les mauvaises nouvelles tombent. Revenu des plages, j’ai ainsi appris que Thierry Jonquet nous avait quittés le 9 août, décédé à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière. Il habitait dans le bas-Belleville, au pied de la grand-rue, en face de l’immeuble-siège de la CFDT. C’était pour ainsi dire mon voisin. Je le croisais fréquemment en faisant les courses ou bien dans les petits restaurants “ouvriers ” du quartier où nous avions l’un et l’autre des habitudes.
Je l’ai vu plus d’une fois, silhouette petite et râblée à l’œil noir, en train de promener son chien dans le square Rébeval. Pourtant, je ne l’ai jamais abordé. J’en ai eu maintes fois l’envie mais je craignais toujours de l’importuner. Bêtement, je pensais que, si je l’accostais, il se figurerait que j’allais lui demander un autographe ou quelque chose comme ça et l’assommer de félicitations convenues. J’aurais tant aimé discuter avec lui, que j’admirais énormément à travers ses livres (je ne les ai pas tous lus, car il y en a ! mais un bon lot d’entre eux). J’étais persuadé que nous avions des opinions et des impressions à échanger. Notamment sur Belleville, notre commune patrie villageoise. Maintenant, je regrette ma timidité stupide. La mort a iniquement emporté Thierry à l’âge de 55 ans, en pleine canicule, après avoir privé d’oxygène son cerveau pendant douze jours. Saleté de camarde !*
1998 : Trophée 813 du meilleur roman francophone pour Moloch.
Toute la presse a déploré la perte d’un très grand romancier français de polars. De romans noirs, est-il plus précis de dire. De ce genre, Jonquet fut, selon moi, le meilleur représentant dans la génération de l’après-1968. Peut-être plus que Jean-Patrick Manchette, ou autant, et en tout cas avant Didier Daenincks, qui a pourtant beaucoup de talent lui aussi. Ces trois auteurs se sont véritablement hissés au niveau des maîtres américains, et en particulier Jonquet, avec des thèmes originaux et un art du récit tant personnel que redoutablement efficace.
A mes yeux, Jonquet était un écrivain tout court, un romancier au plein sens du mot, de par l’amplitude de son inspiration et la profondeur de ses visions, qui vont bien au-delà des cadres habituels du genre noir. Ses livres, au travers de leurs intrigues policières et au-delà des transes du thriller, constituent en fait des métaphores, des allégories et finalement une analyse de la société.
Il y a du Dostoievski dans Jonquet
Le sujet ultime son l’œuvre se révèle être, bouquin après bouquin, la peinture de notre civilisation malade et à la dérive. Oppressants sont les tableaux que brosse Thierry, terribles, les univers mentaux et les aliénations qu’il dépeint ; monstrueux apparaissent le plus souvent les protagonistes de ses histoires d’une façon ou d’une autre, intellectuelle, sociale ou physique.
Ces personnages, leur créateur les montre en fin de compte comme des victimes en même temps que des acteurs de la décomposition ambiante, dévorés qu’ils sont par cette machine cannibale dont ils entretiennent eux-mêmes la chaudière. Avec tout ça, on ne s’étonnera pas que Thierry Jonquet ait donné à l’un de ses romans – son chef-d’œuvre absolu à mon avis – le titre de « Moloch ».
A l’opposé de nombre de ses confrères du policier, il n’a pas écrit ses fictions criminelles afin de transposer des complots politiques et capitalistes réels. Il exhibait tout simplement, sans se prononcer sur elles, les graves tares de la société et leurs effets ravageurs. S’il fut, au moins pendant une douzaine d’années, un militant politique (trotskiste en l’occurrence), il ne vendit pas de programme ni ne joua au vengeur par flic désabusé interposé dans ses bouquins, et c’est tant mieux car la littérature et la défense de la cause juste font rarement bon ménage. Il n’en fut pas moins un écrivain « engagé dans son temps », comme on dit.
2007 : Médaille d’honneur de la LICRA (Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme) à Thierry Jonquet pour Ils sont votre épouvante, vous êtes leur crainte
A l’hommage qu’il importe de rendre au grand écrivain – orfèvre de l’écriture, visionnaire de l’inspiration et virtuose de la construction du récit – qu’était Thierry, je voudrais joindre le témoignage d’amitié d’un Bellevillois à un auteur qui a mis Belleville en scène dans beaucoup (une dizaine au moins) de ses livres : le quartier autour du lieu de résidence de l’auteur – avec les boulevards de Belleville et de la Villette –, les Buttes-Chaumont, les rues du Faubourg-du-Temple, Dénoyez, de Tourtille, Piat et des Envierges, les hameaux pavillonnaires de la rue de la Mouzaïa, l’environnement de l’hôpital Saint-Louis, les quais du canal Saint-Martin… L’action romanesque investit les cafés La Vielleuse, dans Les Orpailleurs, et Aux Folies – où Thierry venait assez souvent boire un petit noir ou une bière –, dans « Mon Vieux ». Les clochards du terre-plein central du boulevard de la Villette peuplent les pages de ce même livre et leurs exploiteurs faussement charitables celles du Pauvre nouveau est arrivé ; la communauté juive ashkénaze du Belleville d’avant 1950 siège dans « Les Orpailleurs » ; la mosquée Abou-Bakr, au métro Couronnes, apparaît dans le décor d’ « Ils sont votre épouvante et vous êtes leur crainte », son tout dernier roman publié, tandis que « Comedia », l’un de ses premiers, fait jouer un certain rôle à un cours d’art dramatique qui, dans les années 1930, ouvrait ses portes sur le boulevard de Belleville.
De « Jours tranquilles à Belleville » (1999), qui n’est pas une œuvre de fiction mais un témoignage sous forme de récit, plus d’un lecteur du cru a dit qu’il ne rendait pas une image flatteuse de nos quartiers. Il est vrai que la description du trafic de la drogue dans les immeubles en voie de démolition, de la prostitution dans les sanisettes, que le rapport des conneries commises par les adolescents désœuvrés, chômeurs, de la « bande à Nique-ta-mère » et la mise au jour de l’exploitation du coolie nouveau dans le “ monde enchanté de la Chinatown ” bellevilloise, pour m’en tenir à ces exemples et à d’autres relevés de délabrement matériel autant que personnel, il est donc vrai que tout ça n’a rien d’enchanteur. Peut-être l’auteur a-t-il forcé un peu le trait dans le noir mais son ouvrage, si on le prend comme il faut, demeure celui d’un défenseur passionné de Belleville et représente un appel au refus de l’accoutumance à la dégradation lancé à son peuple.
A l’écrivain et à l’homme : Salut, Thierry et merci !
Maxime Braquet
L’équipe de La Ville des Gens se joint à cet hommage et présente ses condoléances à la famille de Thierry Jonquet et à ses proches.
*On trouvera sur Internet Wikipedia une biographie assez complète de Thierry Jonquet ainsi que sa bibliographie.